Les feuillets de l'intranquillité

Stéphane Guénier présente à la galerie Chartier un grand nombre de dessins récents. C’est sa deuxième exposition personnelle à Lyon et la meilleure de la rentrée. Jean-Emmanuel Denave

Artaud, Bram Van Velde, Beckett… Ils auront beau l’avoir foulée aux pieds, faite éclater, réduite en copeaux ou en petits tas d’affects dispersés, y avoir foutu tout le vide possible… Finalement, ils l’auront faite quand même, bon an mal an, la phrase, l’image. Ô certes, phrase ou image, c’est beaucoup dire tant elles sont tramées de bile, de méfiance, de renâclement, de forces centrifuges ou centripètes. De «La langue se charge de boue. Un seul remède alors : la rentrer et la tourner dans la bouche. La boue l’avaler ou la rejeter…» jusqu’à «C’est fait. J’ai fait l’image», il y a tout un parcours déglingué et drolatique chez Beckett (L’Image, éditions de Minuit), tout un registre de gestes maladroits, de cris rentrés, de désirs irrationnels de fuite et d’abandon. Et dans les dessins de Stéphane Guénier itou. Ses fragiles et précaires «paysages» ou «espaces» qu’on pourrait qualifier tout aussi bien de mentaux, déstructurés, évidés, éclatés, sont bien davantage soumis aux forces pulsionnelles, aux intensités du fragment, aux fulgurances d’un système nerveux déchiré, plutôt qu’aux volontés "harmonisantes", signifiantes, totalisantes… «Surtout ne pas chercher à comprendre», mais à sentir, saillir, faillir, jaillir…

Échancrure

Dans le blanc, le vide, le trou, entre deux potentiels (de lignes brisées, d’empâtements, de couleurs, de gribouillis enfantins…), un événement plastique cisaille le papier comme un éclair. Un simple nuage flottant et une figure vaguement géométrique en contrebas, c’est un paysage ! Trois brins d’herbes esseulés, une prairie. Une flèche pointant un crâne, une vanité. Tout discrets soient-ils, les "genres artistiques" ressurgissent dans les marges, le corps refait surface tout dépenaillé, les symboles (la croix christique ou la mise au carreau de la perspective Renaissance) ont beau être découpés en rondins, réduits en lamelles, refoulés, ils font retour. Mais retour ailleurs, autrement, au milieu, tête bêche. Et tout cela bousculé par des bourrasques de coups de crayon, tout cela vaporisé en volutes légères planant sur la feuille, ou menacé d’absorption par les tourbillons de quelques siphons, bouches, failles... «La ligne… surgissement, rafale qui reflue pour rejaillir, propulsion ininterrompue, à l’encontre de la forme construite… Son achèvement ne suppose pas une fin, mais au contraire une échancrure – la plus grande déchirure… celle qui laisse entrevoir les attaches secrètes entre deux choses et, partant, des rapports essentiels jusque-là inaperçus, l’identité première du réel avant le mot et qu’on nomme poétique» (René Char).

Stéphane Guénier
À la galerie Henri Chartier
Jusqu’au samedi 17 novembre
Parution : Stéphane Guénier / 100 dessins, texte d’Evelyne Grossman, Lienart, 2012.

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