Raisons d'état

Mercredi 11 juillet 2007

De la deuxième guerre mondiale à la Baie des cochons, Robert De Niro réalise une fresque impressionnante et désespérée sur la naissance de la CIA, qui interroge la face la plus noire de l'Amérique.Christophe Chabert

De tous les grands films du moment, Raisons d'état est sans doute celui auquel on était le moins préparé. Le grand Bob De Niro louvoyant en tant qu'acteur de nanars en nanars depuis bientôt 5 ans, sa première réalisation n'ayant laissé qu'un souvenir vague de Scorsese douceâtre (Il était une fois le Bronx), rien ne pouvait laisser penser que cette ambitieuse fresque de 2h50 sur la naissance de la CIA n'atteigne de tels sommets. Raisons d'état synthétise même les deux films les plus forts à l'affiche actuellement : Zodiac (pour le côté grand cinéma néo-classique hérité des 70's) et L'Avocat de la terreur (pour le portrait politique d'une époque à travers une figure ambiguë). Ici, c'est Edward Wilson (un Matt Damon impavide et impressionnant), qui passe directement d'une société secrète (les Skulls and Bones, sorte de francs-maçons échappés de la partouze d'Eyes Wide shut) à une autre, fraîchement créée aux premiers feux de la deuxième guerre mondiale mais ô combien plus influente : la CIA.Un opéra tragiqueLe script d'Eric Roth (déjà auteur de celui de Munich) part de la fin (l'échec de Wilson, trahi par un des siens, pour stopper Castro à la Baie des Cochons) et remonte le temps en une série de flashbacks de plus en plus blafards. Dès les premières images, le rideau de la tragédie s'est abattu sur l'histoire, et rien ne viendra le lever jusqu'à la conclusion, d'un désespoir total. Pour De Niro, la CIA est un ballet de fantômes où le mot confiance n'a plus aucun sens, et où la raison d'état justifie les pires exactions. À ce titre, Wilson est une anomalie du système, son meilleur rouage et son élément le plus branlant : il n'a aucun état d'âme, n'exprime aucun affect, et reflète par son visage impassible cette nation sans passé qui ne vit qu'en se créant des ennemis fantoches. L'objectif de De Niro et Roth est évident : lors d'une terrible scène d'interrogatoire, ce n'est plus l'Amérique de la guerre froide qui est auscultée, mais celle de Guantanamo - en définitive, c'est la même ! Le discours critique cinglant du film prend alors tout son sens, et la scène avec Joe Pesci l'illustre magistralement : l'identité américaine, ce sont les États-Unis eux-mêmes, pas les communautés qui les peuplent, seulement «de passage» aux yeux de l'état. Soit une coquille vide manœuvrée par des individus froids et cruels, un jeu de dupes dont tout le monde sort perdant. Il n'est pas impossible de penser alors, par l'ampleur opératique de la mise en scène, au meilleur Coppola (producteur du film), celui du Parrain et de Conversation secrète. Comme si les voyous d'autrefois n'étaient guère que des copies glamour des agents secrets américains. Ultime ironie, glaciale, d'un film superbe qui travaille longtemps après sa vision.Raisons d'étatde Robert De Niro (ÉU, 2h47) avec Matt Damon, Angelina Jolie, Alec Baldwin...