Boulevard de la mort

Mercredi 13 juin 2007

Derrière son côté série B pastiche avec jolies filles et poursuites en bagnoles, le nouveau Tarantino est une réflexion explosive sur le cinéma, les femmes et les temps qui changent.Christophe Chabert

Sacré Quentin ! On l'avait laissé, les larmes aux yeux, conclure ce monument qu'était Kill Bill par la scène la plus poignante de toute sa - courte mais fulgurante - filmographie ; le revoilà avec ce que tout le monde, lui compris, présentait comme une récréation, un objet mineur, hommage d'un cinéphile bis aux films d'exploitation qu'il a ingurgités à la chaîne dans sa jeunesse. Pour ceux qui l'ignorent, Boulevard de la mort est en fait la moitié d'un projet baptisé Grind house, complété par un autre film réalisé par son complice Robert Rodriguez, et agrémenté de quelques fausses bandes-annonces à la manière des séries Z fauchées d'antan. L'échec du film aux États-Unis a contraint les frères charcutiers Weinstein a distribué les deux œuvres séparément en Europe, faisant hurler à la mort tous les geeks sur Internet. Mais Tarantino est un loustic supérieur, et la vision de Boulevard de la mort réserve une surprise de taille : il s'agit aussi d'un double film. En son exact milieu, une histoire se boucle et le cinéaste en entame une autre avec une mise en scène différente, de nouveaux personnages (sauf un) et surtout une tout autre signification. En revanche, il utilise les mêmes ingrédients : des petites starlettes qui tchatchent de leurs aventures sexuelles, un cascadeur tueur et allumé bien décidé à faire du rentre-dedans mortel avec son gros engin à ces jeunes donzelles délurées.KO sanglantS'en tenir au simple résumé du film ne peut pas décemment rendre compte de l'expérience Boulevard de la mort : dialogues interminables entre les filles, une scène spectaculaire, break, nouveaux dialogues interminables, une scène (très) spectaculaire, et puis c'est tout. Pour bien comprendre l'enjeu du film, il faut déjà comprendre que les personnages sont grosso modo des spectateurs du cinéma de Tarantino : ils ont vu tous les films (y compris les siens), peuvent disserter des plombes sur presque rien, aiment les voitures, le sexe, l'alcool, la drogue et le vieux rock'n'roll. Mais en féminisant ses nerds, le cinéaste oblige tout de suite son public à se poser des questions : les filles prennent d'emblée un pouvoir que la gent masculine rêve de leur confisquer, et Stunt Man Mike (un Kurt Russell vraiment génial) est l'incarnation de ce phallus revanchard, genre de gars bas du front balayé par la libération sexuelle des 70's, sorte d'Éric Zemmour en plus costaud et balafré. La première partie, grattage de pellicule, vieux posters de cinoche et photo délavée comprise, semble effectivement se dérouler dans les années 70, avec son Texas rouillé, ses juke-boxes hors du temps... Mais nous sommes bien ici et maintenant : on ne peut plus fumer à l'intérieur des bars, on s'envoie des SMS, on parle avec l'argot gangsta... La nostalgie pour les images d'avant (fétichiste au possible) est travaillée souterrainement par l'idée que c'est aussi le monde qui régresse : la conclusion ne peut donc qu'être tragique, l'homme gagne par KO sanglant, le shérif (toujours le même depuis Une nuit en enfer, l'incroyable Michael Parks !) fait son petit constat et classe l'affaire sans suite. Mais pas Tarantino.Girls powerDéjà, dans cette première moitié, il déployait des trésors d'attention pour rendre ses actrices belles au possible, fortes, inoubliables. Mais dans la deuxième partie, notamment dans ce plan subjuguant où Rosario Dawson écoute son iPod sur le capot de la voiture, il atteint un certain génie dans la capacité à magnifier la beauté sublime, libre et souveraine de ces filles d'aujourd'hui, avec leur côté mec, un peu beauf, et pourtant diablement féminin. Cinématographiquement, Tarantino change de style, se rapprochant de ses films précédents, délaissant le côté pastiche potache du début pour revenir à son implacable sens de l'espace. La cinéphilie se fait alors plus littérale, et se résume à un seul film : Point limite zéro, road movie génialissime de Richard Sarafian, dont les filles rêvent de conduire le mythique bolide. En prenant le contrôle du carburant référentiel, les filles retrouvent aussi un pouvoir que la première partie leur avait confisqué, et Tarantino orchestre cette vengeance comme s'il brandissait haut son idéal humaniste - car le cinéaste est vraiment un grand humaniste : un monde où les femmes font la nique à des hommes systématiquement décrits comme des salauds, lâches, égoïstes et pleurnichards. Un thème qui se retrouve dans tous les projets où Tarantino a posé un orteil ces dernières années (Kill Bill, bien sûr, mais aussi Sin City et même la série Alias !). Le détour par les années 70 était peut-être l'élément nécessaire pour boucler la boucle : les luttes d'hier s'exprimaient aussi par le cinéma ; nier les avancées morales, c'est nier dans le même temps l'histoire des images qui les ont relayées. Boulevard de la mort, c'est cela : un gigantesque travail de réappropriation d'un territoire déserté, par couardise ou par bêtise, d'où l'on fait surgir avec une joie explosive de nouveaux corps, de nouveaux désirs, de nouveaux espoirs. Et surtout, de nouvelles fictions.Boulevard de la mortde Quentin Tarantino (ÉU, 1h50) avec Kurt Russell, Rose McGowan...