Mardi 16 novembre 2021 Parmi les invités d’honneur du 30e festival de Sarlat, la réalisatrice Aurey Diwan tout juste laurée de son Lion d’Or à la Mostra de Venise pour le coup de poing "L’Événement" — et également au centre de toutes les attentions depuis que...
"L'Événement" : La peur au ventre
Par Vincent Raymond
Publié Mardi 16 novembre 2021
Photo : ©Wild Bunch© 2021 PROKINO Filmverleih GmbH
Le film de la semaine / Mûrie de longues années par Audrey Diwan, cette adaptation d'Annie Ernaux saisit l'ascèse et la précision de l'autrice, pour la transmuter en portrait dépourvu de pathos d'une éclaireuse engagée malgré elle dans une lutte à la fois intime et secrète. Un souffle de vivacité autour d'un sujet toujours brûlant — l'avortement. Un Lion d'Or à la clef.
Brillante élève, Anne ambitionne de suivre des études de lettres et de devenir écrivaine. La découverte d'une grossesse totalement inattendue menace ses plans, mais dans la France provinciale de 1963, avorter est un crime passible de prison pour qui le commet et qui le facilite. Entre secret, honte et résolution, Anne tente de trouver des informations, de l'aide, des solutions... Tout pour que son avenir ne soit pas obéré par un événement non désiré...
Trente-trois ans plus tard, un même regard. Qui interpelle et prend à témoin le public. Deux femmes, comme deux faces d'une même pièce, liées par leur “condition” et singulièrement par une postérité comparable. Deux affiches de films distingués à Venise qui se répondent en nous tendant un miroir. Et résonne en sourdine la terrible mise en garde de Simone de Beauvoir : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant »
En 1988, Une affaire de femmes de Claude Chabrol sortait dans un pays où le droit à l'avortement était pleinement entré dans les mœurs et où la peine de mort avait été abolie, rendant la condamnation à la guillotine de la faiseuse d'anges interprétée par Isabelle Huppert doublement barbare. À l'époque, le public hexagonal voyait comme une antiquité cette histoire vieille d'une quarantaine d'année se déroulant de surcroît dans la parenthèse de Vichy — ce refoulé de l'État si commode.
Le contraste s'avère d'autant plus brutal dans L'Événement ; impossible ici de se défausser sur un contexte d'exception — nous sommes en plein cœur de la prospérité des Trente glorieuses — pour expliquer la violence exercée sur le corps des femmes : elle est systémique, rance et archaïque. Plus troublant encore, hélas, ce récit adapté d'Annie Ernaux relate des faits vieux de près de soixante ans qui reprennent une pleine actualité en 2021 : le Texas ne vient-il pas de faire passer une loi anti-avortement criminalisant celles et ceux qui le pratiquent ET incitant à la délation ? Lingui, Les Liens sacrés de Mahamat-Saleh Haroun (sortant le 8 décembre) ne traite-t-il pas du même sujet dans le Tchad d'aujourd'hui ?
Être, et juste être
Ce Lion d'Or est donc indubitablement lesté d'une aura politique, mais (heureusement), il sanctionne aussi les qualités artistiques du film. À commencer par son refus de l'effet superfétatoire et sa recherche de l'efficacité : chaque mouvement de caméra est un regard et une nécessité. Même dans les séquences de bal et de foule, Audrey Diwan préfère la suggestion des ambiances et le flou d'arrière-plans très évocateurs à une reconstitution “balzacienne” ; en cela, elle adopte une approche subjective, épousant sans cesse l'ombre d'Anne. Le flou devient net lorsqu'il le faut, c'est-à-dire pour montrer sans fuir une crudité organique à l'instar de Mungiu dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours (2007).
À cette écriture visuelle de l'épure s'ajoute un jeu retenant les débordements, naturaliste même, qui renforce la vérité de l'instant vécu au présent. Tous les comédiens sont à ce diapason, y compris celui dont le registre est le plus débridé d'habitude, Pio Marmaï ; y compris celle qui d'ordinaire semble éthérée, Anna Mouglalis — elle en tire ici une intense gravité inquiète. Et puis il y a Anamaria Vartolomei, fausse ingénue jouant la détermination sur ce fil ténu qui la sépare de l'adolescence et de l'âge adulte, et jamais en recherche de l'épate. Elle est, là où il faut juste être. Et c'est parfait.
★★★★☆ L'Evénement de Audrey Diwan (Fr., 1h40) avec Anamaria Vartolomei, Kacey Mottet Klein, Luàna Bajrami, Pio Marmaï...
à lire aussi
vous serez sans doute intéressé par...
Mercredi 16 août 2023 Divine surprise du cœur de l’été, le nouveau Dupieux vient chambouler le cinéma, le théâtre et surtout les consciences hypocrites. Diablement intelligent au point de faire oublier le concept sur lequel il repose, "Yannick" est une sorte de...
Lundi 17 juillet 2023 Surprise de l’été, le nouveau Quentin Dupieux imagine le chaos produit par Yannick, un spectateur de théâtre mécontent du spectacle donné par les comédiens jouant devant ses yeux. Comme toujours derrière la farce, une remise en question des dogmes...
Mercredi 21 décembre 2022 Lui-même ancien cavalier, le réalisateur Christian Duguay remonte en selle pour "Tempête", dans lequel une jeune fille née dans un haras en même temps qu’un cheval voit son rêve d’écuyère brisé par un accident la clouant dans un fauteuil. Au-delà du...
Lundi 14 février 2022 "Compagnons" use de la fiction pour mettre en lumière les métiers de l’artisanat, mais aussi les rites et coutumes de transmission propres à ces communautés d’apprentissage et de métiers si mal connues. Et que le réalisateur François Favrat a...
Mardi 19 octobre 2021 En un quasi temps réel, Catherine Corsini passe aux rayons X et à 360° le "moment" social des Gilets Jaunes, dans un lieu essentiel où se joue une comédie humaine si réaliste qu’elle en devient fatalement tragique. Mieux qu’un épisode inédit...
Mardi 7 juillet 2020 De Christophe Blanc (Fr.-Sui., 1h43) avec Kacey Mottet Klein, Andrea Maggiulli, Anamaria Vartolomei…
Lundi 16 septembre 2019 Sur fond de dissimulation artistique, Céline Sciamma filme le rapprochement intellectuel et intime de deux femmes à l’époque des Lumières. Une œuvre marquée par la présence invisible des hommes, le poids indélébile des amours perdues et le duo...
Jeudi 25 juillet 2019 de Ronan Le Page (Fr., 1h32) avec Pio Marmaï, Léa Drucker, François Chattot…
Vendredi 19 avril 2019 Une grand-mère se démène pour empêcher son petit-fils de partir en Syrie faire le djihad. André Téchiné se penche sur la question de la radicalisation hors des banlieues et livre avec son acuité coutumière un saisissant portrait d’une jeunesse...
Mardi 23 avril 2019 De Audrey Diwan (Fr, 1h35) avec Pio Marmaï, Céline Sallette, Carole Franck…
Mardi 19 mars 2019 Après l’automne et l’hiver, et avant l’été l’an prochain, voici le printemps : pour sa troisième édition, le gros événement départemental Paysage > Paysages se déroulera du 23 mars au 22 juin. Avec toujours l’idée de questionner la notion de...
Lundi 21 janvier 2019 de Joachim Lafosse (Fr-Bel, 1h24) avec Virginie Efira, Kacey Mottet Klein, Diego Martín…
Lundi 29 octobre 2018 Pour compenser ses années de taule, un innocent commet des délits. Sans savoir qu’il est "couvert" par une policière, veuve de celui qui l’avait incarcéré à tort, elle-même ignorant qu’un collègue amoureux la protège… Encore un adroit jeu...
Jeudi 1 novembre 2018 L’accord entre un cinéaste et son compositeur est la clé invisible de nombreuses réussites cinématographique. Pierre Salvadori le confirme en évoquant sa collaboration harmonieuse avec Camille Bazbaz sur "En Liberté !". Avec, en prime, un solo de...
Lundi 30 avril 2018 Dans la peau d’un petit escroc à l’aura pâlissante, Kad Merad effectue pour "Comme des rois" de Xabi Molia une prestation saisissante, troublante pour lui car faisant écho à sa construction d’acteur. Rencontre croisée.
Lundi 30 avril 2018 Un bonimenteur de porte-à-porte à la rue donne malgré lui le virus de la comédie à son fils… Avec son troisième long-métrage, le réalisateur français Xavi Molia signe une splendide comédie sociale aux accents tragiques, portée par Kacey Mottet-Klein...
Mardi 27 mars 2018 Prouvant que la misère est aussi pénible au soleil que dans les zones septentrionales, le réalisateur Walid Mattar offre dans son premier long-métrage un démenti catégorique à Charles Aznavour. Et signe un film double parlant autant de la...
Jeudi 21 décembre 2017 de Marc Dugain (Fr., 1h40) avec Lambert Wilson, Olivier Gourmet, Anamaria Vartolomei…
Lundi 4 décembre 2017 de & avec Alain Chabat (Fr., 1h35) avec également Pio Marmaï, Golshifteh Farahani, Audrey Tautou…
Lundi 12 juin 2017 D’une vendange à l’autre, une fratrie renoue autour du domaine familial… Métaphore liquide du temps et de la quintessence des souvenirs précieux, le (bon) vin trouve en Cédric Klapisch un admirateur inspiré. Un millésime de qualité, après une série...
Mardi 13 juin 2017 On a rencontré le fameux réalisateur qui, avec "Ce qui nous lie", livre un beau drame familial autour du vin.
Mardi 14 juin 2016 de Frédéric Beigbeder (Fr., 1h30) avec Gaspard Proust, Audrey Fleurot, Anamaria Vartolomei…
Mardi 3 mai 2016 de Sylvain Desclous (Fr., 1h29) avec Gilbert Melki, Pio Marmai, Pascal Elsoplus…
Mardi 29 mars 2016 Deux ados mal dans leur peau se cherchent… et finissent par se trouver à leur goût. Renouant avec l’intensité et l’incandescence, André Téchiné montre qu’un cinéaste n’est pas exsangue à 73 ans. Vincent Raymond
Mardi 8 septembre 2015 Mais pourquoi la Ville de Bourgoin-Jallieu a-t-elle lancé, avec Les Belles journées, un nouveau festival ? Réponses.
Mardi 22 avril 2014 Rencontre dans une cour d’immeuble entre un gardien dépressif et une retraitée persuadée que le bâtiment va s’effondrer : entre comédie de l’anxiété contemporaine et drame de la vie domestique, Pierre Salvadori parvient à un équilibre miraculeux et...
Vendredi 29 novembre 2013 De Philippe Garrel (Fr, 1h17) avec Louis Garrel, Anna Mouglalis…
Vendredi 14 septembre 2012 Faux polar suivant la dérive existentielle d’un dealer juif qui tente de raccrocher pour s’exiler à Tel Aviv, le premier film d’Elie Wajeman opère un séduisant dosage entre l’urgence du récit et l’atmosphère de la mise en scène.
Christophe Chabert