Claire Laplace : « Pour les compositeurs, la nuit, c'est du temps volé sur la journée »

La folle nuit : ode à la nuit

Musée de Grenoble

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Musique classique / Neuvième édition de la Folle Nuit dédiée à la musique classique au musée de Grenoble. Avec un thème qui tombe sous le sens cette année : la nuit, tout simplement. Au milieu des nombreux concerts prévus, Claire Laplace, enseignante en culture musicale au conservatoire de Grenoble, propose une conférence sur le sujet. L’occasion de se pencher sur les liens vertueux qui unissent les compositeurs à la vie nocturne.

Lorsqu’on évoque le rapport entre la nuit et la musique classique au sens large, un nom s’impose tout de suite : Chopin et ses fameuses Nocturnes pour piano. Comment expliquer l’immense succès populaire de ces pièces du XIXᵉ siècle ?

Les Nocturnes incarnent un peu l’archétype du musicien romantique, donc un musicien inspiré, un musicien connecté à un monde de poésie, un musicien à la fois au cœur de la société, qui fréquente les lieux de concert et les salons, mais aussi un peu retranché de celle-ci dans son imaginaire, dans son univers artistique. Ce sont des pièces qui ouvrent tout de suite pour beaucoup d’auditeurs le monde de la rêverie, le monde intérieur, le monde de l’émotion où chacun projette ce qu’il veut dans l’écoute. On peut voir ces Nocturnes comme une invitation à la spontanéité. Chopin en compose tout au long de sa vie, ce n’est pas un corpus écrit d’un seul tenant, mais vraiment des petites pièces isolées qui arrivent par une, par deux, par trois grand maximum, et qui couvrent une période très longue, comme un journal intime du compositeur. Les auditeurs se laissent facilement porter dans l’œuvre et vagabondent dans leurs propres souvenirs, dans les résonnances que la pièce provoque en eux. Autrement dit, c’est une musique qui s’écoute aussi sans avoir de bagage. Je crois qu’on ne culpabilise pas trop de n’être pas connaisseur quand on écoute un Nocturne de Chopin.

Dans la nuit, on a l’impression de communier avec le monde, avec d’autres époques, avec ceux qui ne sont pas là : les amours déçues, les absents d’autres générations, les modèles ou les dieux. 

D’une manière générale, si l’on ajoute le Clair de Lune de Debussy, la Petite musique de nuit de Mozart, la sonate baptisée "Au Clair de Lune" de Beethoven ou même la Rêverie de Schumann, on se rend compte que de nombreux tubes du classique font référence à la nuit. Pourquoi ce thème parle-t-il autant aux compositeurs qu’au grand public ?

Je crois que c’est humain, cette fascination pour un monde dans lequel notre sensorialité fonctionne différemment. La nuit, il y a tout ce qu’on ne voit pas, tout ce qu’on peut imaginer. Et puis il y a tout ce qu’on projette, il suffit de regarder l’effet que nous fait encore aujourd’hui un ciel étoilé, je crois que ça nous connecte à l’univers dans une dimension poétique, mystique, symbolique, quelque chose d’extrêmement riche pour l’humain. Dans la nuit, on a l’impression de communier avec le monde, avec d’autres époques, avec ceux qui ne sont pas là : les amours déçues, les absents d’autres générations, les modèles ou les dieux. Beaucoup de musiques qui évoquent la nuit font référence à des figures mythologiques, que ce soit du côté des divinités grecques, du côté des sorcières. C’est très vaste dans tout ce que ça ouvre pour l’imaginaire.

Cela parle aussi au grand public car il s’agit d’un espace d’imagination que tout le monde a expérimenté. On a tous eu l’occasion de côtoyer la nuit à différents endroits, à différents moments de notre vie, donc ça nous invite à renouer avec notre expérience, à se dire : « C’est pas loin de moi finalement. » Et puis, très basiquement, les concerts ont lieu le soir, par tradition, ce qui implique de sortir de chez soi dans la nuit, de rentrer dans la nuit, d’être dans un état qui est propice à plus d’écoute, à plus de rêverie, on est loin de l’activité de la journée. Donc proposer une pièce qui parle déjà de cet autre monde, c’est une porte d’entrée grande ouverte.

Qu’allez-vous proposer lors de votre conférence ?

J’ai choisi de m’axer sur des choses moins connues pour éviter les tubes justement, avec l’envie de créer un parcours qui brasse des musiques de différentes époques. Il y aura des choses sur la figure de Morphée, dieu du sommeil, avec notamment un canon de Brahms sur un texte de Goethe. Je mobiliserai aussi la nuit fantastique, littéraire, romantique, générant beaucoup d’effusions, avec des contours parfois inquiétants, comme dans In der nacht de Schumann qui n’est pas du tout une nuit "rêverie/détente". Mais aussi des choses du XXᵉ siècle comme peut-être Xenakis et ses Nuits pour 12 voix, qui propose une nuit dont les bruits sont rendus maléfiques par l’obscurité. Pour lui, c’est aussi l’idée symbolique de l’emprisonnement, la nuit du fond des cachots – c’est une pièce engagée politiquement.

La nuit est-elle appréhendée de la même manière par les compositeurs selon les époques ?

Les nuits anciennes, en tout cas celles du XVIᵉ siècle, sont beaucoup plus connectées au monde des divinités, à une conception du monde qui est encore très liée au divin. C’est bien moins influent au XXᵉ siècle où l’on est plus du côté de la nature, du côté d’une nuit qui, avec les outils modernes de l’astronomie, est presque scientifique, métaphysique. Dans Des canyons aux étoiles, Olivier Messiaen évoque ainsi l’idée de l’Homme tout petit dans un univers très grand. La nuit romantique du XIXᵉ siècle est, quant à elle, façonnée par la littérature. Les Hymnes à la nuit du grand poète Novalis, par exemple, ont énormément inspiré des compositeurs comme Schumann.

Il y a composer sur la nuit et composer durant la nuit qui semble, dans l’inconscient collectif, un temps privilégié pour la création. Par exemple, Chopin a-t-il écrit ses Nocturnes la nuit ?

Alors je ne saurais pas vous dire quel Nocturne a été écrit à quelle heure de la journée ! (rires). Mais oui, la nuit est propice à la composition. Les musiciens ont besoin de silence aussi pour entendre à l’intérieur d’eux-mêmes, entendre une musique qui n’est pas encore là, et qu’il s’agit de coucher sur le papier. La nuit est propice à une écoute, tout simplement. On sait que Bach jouait chez lui d’un instrument qui s’appelle le clavicorde, un instrument à clavier très peu sonore qui ne dérangeait pas du tout ceux qui dormaient dans la pièce à côté. Et puis, la nuit c’est du temps volé sur la journée, c’est du temps pour terminer. Les compositeurs ont toujours plus de musiques dans la tête que de temps pour en écrire. Donc la nuit permet de rattraper le retard. Je pense à Mozart qui, la veille de la création de l’opéra Don Giovanni, écrit l’ouverture pour orchestre. Ces quelques minutes fondamentales, il les écrit dans la nuit qui précède la première.

La Folle Nuit : Ode à la nuit vendredi 20 et samedi 21 janvier au musée de Grenoble, de 5€ à 20€ par concert. Conférence de Claire Laplace le 21 janvier à 12h15 dans la bibliothèque du musée

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