"Babylon", le tour de force de Damien Chazelle

Dans "Babylon", Damien Chazelle se focalise à nouveau sur Hollywood, mais à l’opposé de l’idéalisation pastel et appliquée de son (trop) sage "La La Land". En découle une frénétique fresque de fric et de frasques sur l’usine à rêves prométhéenne et ses tréfonds lugubres. Un éblouissant feu d’artifice de trois heures sublimé par Margot Robbie et Brad Pitt.

Hollywood, 1926. Au lendemain d’une fête orgiaque où ils se sont fait remarquer – l’une par son charisme, l’autre par son art d'arranger les pires situations – une aspirante actrice et un jeune ambitieux rêvant de produire des films font leurs premiers pas sur un plateau. Chronique de leurs parcours parallèles chaotiques au moment où la Babel moderne vit de terribles soubresauts liés à l’irruption du parlant…

Film-monde, film monstre, Babylon s’ouvre sur un éléphant (!) et s’achève par un stroboscope sensoriel quasi-orgasmique condensant plus d’un siècle d’images cinématographiques marquantes. Entre les deux se déploie la face B trash de Chantons sous la pluie. Ou plutôt (et il s’agit là de l’une des idées prodigieuses du film), l’agglomérat d’histoires et d’anecdotes ayant pu servir d’inspiration à la comédie musicale de Gene Kelly & Stanley Donen, ici non expurgées, racontées dans leur plus totale crudité. Où l’on découvre l’envers sans fard des studios, ogres ingrats dévorant sans remords des norias de corps ivres de stupre et de drogues. Où la beauté confine à l’abomination, la vulgarité au tragique, la fortune à la déchéance. Où l’excès est en toutes choses.

LaReine Margot

On imagine combien traiter de l’excès peut être périlleux : grand s’avère le risque de choir dans un baroque outrancier caricaturant Fellini ou de s’abandonner à une connivence tarantinesque (d’autant qu’il compte ici deux des têtes d’affiches de Il était une fois… à Hollywood). Chazelle affirme heureusement une tonalité personnelle dans sa manière d’afficher son amour pour le le cinéma des premiers temps et ses soutiers. Et s’il autopsie l’époque en animant une reconstitution précise débordante de personnages, il la perfuse d’une énergie épileptique rappelant plus Paul Thomas Anderson et Gaspar Noé que des révérences au classicisme des vénérables Scorsese ou Coppola.

Renvoyant de par son titre à une quête orgueilleuse et illusoire de hauteur, Babylon jette plutôt son dévolu sur la largeur, avec son beau format Cinémascope tourné sur pellicule 35mm. C’est dans cet écrin aux lumières admirablement travaillées (Linus Sandgren, en route pour un deuxième Oscar ?) qu’il rend le mieux compte de l’infinie démesure d’Hollywood-la-folle, de la cinégénie innée des stars, du vertige du mouvement. Lequel ne peut se concevoir sans musiques : l’oreille identifiera dans certains thèmes des réminiscences de Moussorgski, Ravel, Morricone… L’œil s’émerveillera quant à lui face au jeu idéal de Margot Robbie dans la peau de Nellie LaRoy, ce talent spontané ensorcelant la caméra mais hélas doté d’une "voix d’argile". Pas de bon film épique sans personnage tragique. Et malgré ses nombreuses qualités concourant à faire de ce film un festin pour les cinéphiles ; malgré Brad Pitt en simili Gable ; malgré la découverte Diego Calva ou l’effrayant Tobey Maguire, Babylon ne tiendrait pas sans sa présence solaire.

★★★★☆ De Damien Chazelle (E.-U., 3h09) avec Brad Pitt, Margot Robbie, Diego Calva, Li Jun Li, Jovan Adepo, Tobey Maguire…

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Jeudi 25 juillet 2019 Les coulisses de l’usine à rêves à la fin de l’ère des studios, entre petites histoires, faits divers authentique et projection fantasmée par Quentin Tarantino. Une fresque uchronique tenant de la friandise cinéphilique (avec, en prime, Leonardo...
Lundi 23 janvier 2017 À Los Angeles, cité de tous les possibles et des destins brisés, Damien Chazelle déroule l’histoire en cinq saisons de Mia (Emma Stone), aspirante actrice, et Seb (Ryan Gosling), qui ambitionne d’ouvrir son club de jazz. Un pas de deux acidulé vers...
Mardi 17 janvier 2017 Deux gros événements cinéma à venir : samedi 21 janvier, "La La Land" sera en avant-première dans plusieurs cinémas de la ville. Et le mardi 24 janvier, c'est "Jackie" que les spectateurs du Club pourront découvrir avant sa sortie officielle. De...
Mardi 15 mars 2016 Dan Trachtenberg s’inscrit dans les pas du fameux film catastrophe apocalyptique "Cloverfield", sans pour autant en présenter une suite. Et défend plutôt un minimalisme bienvenu.
Mardi 24 mars 2015 John Requa et Glenn Ficarra revisitent le film d’arnaque dans une comédie pop fluide et élégante portée par le couple glamour Will Smith / Margot Robbie. Divertissement longtemps irrésistible, "Diversion" rate de peu sa sortie. Christophe Chabert
Mardi 23 décembre 2014 Pour son premier film, Damien Chazelle raconte une initiation artistique muée en rapport de domination, et filme la pratique de la musique comme on mettrait en scène un film de guerre. Une affaire de rythme, de tempo et de ruptures parfaitement...
Dimanche 25 mai 2014 "Jimmy’s hall" de Ken Loach (sortie le 2 juillet). "Alleluia" de Fabrice Du Welz (date de sortie non communiquée). "Whiplash" de Damien Chazelle (sortie le 24 décembre). "Sils Maria" d’Olivier Assayas (sortie le 20 août). "Leviathan" d’Andrei...
Vendredi 27 décembre 2013 La vie de Jordan Belfort, courtier en bourse obsédé par les putes, la coke et surtout l’argent, permet à Martin Scorsese de plonger le spectateur trois heures durant en apnée dans l’enfer du capitalisme, pour une fresque verhovenienne hallucinée et...
Mardi 12 novembre 2013 La rencontre entre Cormac McCarthy et le vétéran Ridley Scott produit une hydre à deux têtes pas loin du ratage total, n’était l’absolue sincérité d’un projet qui tourne le dos, pour le meilleur et pour le pire, à toutes les conventions...
Vendredi 28 juin 2013 De Marc Forster (ÉU, 1h56) avec Brad Pitt, Mireille Enos…
Mercredi 15 mai 2013 Cinéaste de l’imagerie pop, Baz Luhrmann surprend agréablement en trouvant la puissance romanesque nécessaire pour transposer le Gatsby de Fitzgerald. Et trouve en Di Caprio un acteur à la hauteur du personnage. Christophe Chabert
Jeudi 29 novembre 2012 Exemple parfait d’une commande détournée en objet conceptuel, le nouveau film d’Andrew Dominik (réalisateur de "L’Assassinat de Jesse James") transforme le thriller mafieux en métaphore sur la crise financière américaine. Christophe Chabert

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X