Bartabas ne rigole plus. Conçu en début d'année dans une France secouée par les attentats, "On achève bien les anges" est un spectacle dont la mélancolie n'a d'égale que la rigueur et la virtuosité. Retour sur la création, aux Nuits de Fourvière, de cette oraison funèbre équestre. Nadja Pobel
Sous le grand chapiteau de l'hippodrome de Parilly (1300 places), aucun muret ne sépare les artistes du public qui, installé en surplomb, les regarde évoluer sur une vaste piste sableuse semblant les aspirer. Cette sobriété mâtinée de modestie est une première indication des desseins de Bartabas : dans un monde où l'homme est plus que jamais un loup pour l'homme, seule la cavale des chevaux insuffle encore un peu de vie. Pas question de les parquer.
En janvier dernier, Bartabas a perdu un ami proche, Cabu. Et si On achève bien les anges (sous-titrée Élégies, par fidélité aux mots de sept lettres : Éclipse, Battuta, Calacas...) n'a pas de lien direct avec les attentats de Charlie Hebdo, il est emprunt de cette mélancolie sourde qui a violemment drapé la France à l'entame de 2015. La musique, elle aussi, en dit long sur la tristesse qui irrigue cette création : funèbre, nappée d'orgues et hantée par la voix «fumée au fût de chêne» de Tom Waits, ainsi que la qualifie le maître équestre, qui danse avec ses différents chevaux une corde au cou, un couteau dans le dos ou même en aveugle.
Animal
On achève bien les anges est hanté par le deuil de façon d'autant plus troublante que, précédemment, Calacas était une ode joyeuse aux défunts, tels qu'ils sont célébrés au Mexique, dans une débauche de vitalité ; les squelettes riaient et se moquaient de ceux restés de l'autre côté. À trois fugaces exceptions près, les humains n'ont plus besoin de se grimer en cadavres dans Élégies ; ils portent la mort sur eux, dans leurs mouvements. Les chevaux entrent d'ailleurs seuls en scène à l'entame du spectacle, sous des éclairs, comme s'ils étaient les uniques survivants d'un cataclysme, avant que les écuyers ne descendent des cieux en anges ailés. Ce renversement des rôles (l'animal est au centre du jeu et dirige l'action) n'est pas la moindre des démonstrations de cette déréliction de l'humanité.
Cette noirceur n'est toutefois pas synonyme de minimalisme et de léthargie. Pour cette treizième création, ont été rassemblés pas moins de 33 chevaux, 6 musiciens et 9 cavaliers. Bartabas porte cet esprit de troupe comme la raison d'être de Zingaro, déplorant même d'être le seul avec Ariane Mnouchkine à aujourd'hui pouvoir mener ce genre d'aventure artistique en tribu (sans pour autant, comme au théâtre ou en danse, pouvoir reprendre son répertoire). Comprendre par là que son spectacle n'est pas construit ex nihilo, mais qu'il est la somme de ceux qui le font.
Certains sont là depuis trente ans (vingt pour les chevaux), investis dans un projet qui dépasse le cadre du travail mené dans leur chapiteau d'Aubervilliers, planté au milieu des tours : «Souvent j'entends dire que je me laisse bouffer par mon travail, mais c'est ma vie ! Même si c'est un peu brutal, je ne suis pas Bartabas une heure et demi devant le public mais 24h/24.» Car si le théâtre peut changer le monde, c'est à ses yeux «par la manière de l'exercer, beaucoup plus que par son contenu. Tu peux toujours faire la révolution sur scène et retourner habiter tranquillement dans ton appartement». Reste que son engagement sur le plateau est une évidence. Après dix ans à regarder ses spectacles des gradins, il a même décidé de retrouver la piste pour des numéros graves, parfois démonstratifs, mais toujours parfaitement réalisés et fondés sur une symbiose avec l'animal qui laisse coi.
Quand ce n'est pas le chef de troupe qui prend place dans l'arène, il envoie ses troupes séraphiques voltiger dans une pluie de neige ou dans un océan de mousse, matières qui disent là encore la fragilité et la porosité du monde. Leurs ailes ne les protègent même pas, comme dans ce tableau où, faites d'osier, elles sont ajourées et condamnent toute envolée. Rivés à leurs chevaux, ces émissaires divins, dont il ne reste que la carcasse, sont observés avec placidité par des dindons de passage, pas même dérangés par les bruits d'un clocher.
Animisme
Les images les plus puissantes d'Élégies sont toutefois les moins oniriques, celles qui renvoient au thème de plus en plus polémique de la religion (et de sa capture par le politique, y compris dans un pays laïc comme la France). Bartabas a l'intelligence d'en rire, avec son boucher-confiseur qui promène à plusieurs reprises une carriole de marchandises étranges, saucisses en sucre d'orge et autre sucettes à la viande. Haranguant la foule, il cherche à vendre sa camelote hallal, casher et bio en suivant la marche de musiciens lunaires.
Mais, filant sa trame funeste, Bartabas présente aussi de grands échassiers revêtus de burqa qui, tels des fantômes, intimident leur monde, drapé d'un bleu ispahan de toute beauté. Sur quelle terre marchent-ils ? Où les chevaux se couchent-ils sur le flanc ? Sur un cimetière constellé de croix chrétiennes, d'étoiles juives et de croissants islamiques dissolvant les défunts – à défaut des vivants – dans une même humanité.
Bartabas avouait lui-même lors d'une rencontre en février dernier que s'il a toujours été intéressé par les rituels religieux, ce n'est pas en tant qu'athée (notion encore trop empreinte de religion à son goût) mais comme animiste ; «L'homme est l'un des composants de l'univers. Il n'a inventé Dieu que parce qu'il en avait besoin» nous confiait-il alors. Quand la noirceur de ce monde qu'il regarde en face dans On achève bien les anges le désespère un peu trop, c'est vers le rêve qu'il se tourne pour se réconforter, au son explicite de You're Innocent When You Dream.
On achève bien les anges (Élégies)
Au parc de Parilly, dans le cadre des Nuits de Fourvière, jusqu'au samedi 18 juillet