Place Publique / En moralistes contemporains, Bacri et Jaoui cernent depuis plus d'un quart de siècle les hypocrisies et petites lâchetés ordinaires face à la notoriété ou à l'illusion du pouvoir. Conversation croisée avec un duo osmotique.
Avec l'expérience, votre manière de collaborer a-t-elle changé ?
Agnès Jaoui : Le temps est arrêté : quand on écrit, on reprend nos stylos. On garde les même méthodes.
Quel a été le point de départ de l'écriture de Place Publique ?
AJ : C'est très difficile pour nous de dire quand et par quoi cela a commencé : plusieurs thèmes à la fois, des idées, des personnages... Et comme souvent, quand on commence l'écriture, on se dit : « tiens, peut-être que ce sera une pièce... » L'unité de temps et de lieu faisait partie de notre cahier des charges personnel, au contraire du film précèdent, Au bout du conte qui avait cinquante-trois décors.
Jean-Pierre Bacri : On a des thèmes préférés, comme les rapports de pouvoirs entre les gens — parce qu'il y en a forcément entre deux personnes, c'est comme ça, c'est la nature humaine et ça nous passionne de jouer ça.
Avec le désir d'en égratigner certains ?
JPB : Si vous observez avec honnêteté, quand vous écrivez, vous égratignez tout et tous les personnages qui peuvent l'être. Agnès et moi, on s'est toujours dit qu'on progresserait plus en ne prenant pas de boucs émissaires, en montrant des gens que la logique de fonctionnement psychologique a amenés à être ce qu'ils sont. On essaie d'observer cette logique. Ce qui fait qu'on égratigne, oui, un petit peu.
En écrivant le personnage de Castro, dont l'entourage rappelle qu'il a eu jadis une éthique personnelle, vous êtes-vous interrogés sur ce moment où il a basculé, où il a accepté la concession de trop ?
JPB : Je vais vous le dire : quand les gens réussissent, qu'ils ont du pouvoir, de la richesse, ils changent. Quand j'avais trente ans, j'ai connu un animateur qui voulait réussir et avait plein de bonnes intentions. Et comme il était plus jeune que moi, autour de 22 ans, et qu'il voulait percer, on se voyait — j'avais une espèce d'ascendant sur lui : il me demandait toujours ce que je pensais. Cinq ou six années ont passé, il est devenu célèbre et un jour — ça a été la dernière fois qu'on a discuté —, je lui ai dit : « ah ? Alors tu fais cette émission ? » et lui : « Ouais, écoute, moi j'ai besoin de 50 000 balles par mois pour vivre normalement, donc je fais ce qu'il faut faire pour les gagner... »
C'est un danger du pouvoir, d'oublier ce qu'on s'était promis parce qu'on ne veut pas s'emmerder avec des choses inutiles... C'est comme ça.
Et pour vous ?
JPB : Et bien... Il y a des gens qui gardent leurs convictions malgré la réussite...
Qu'est-ce qui détermine qu'un de vos projets va glisser vers le cinéma ou le théâtre ?
AJ : Le fil de l'écriture.
JPB : Oui, c'est l'écriture qui nous mène au cinéma ; la difficulté de faire tenir le tout dans l'unité de temps et de lieu, avec l'envie, le besoin d'être ailleurs avec d'autres gens. C'est plus simple — oui, c'est un peu la facilité.
AJ : Et c'est du désir aussi, tiens ! On aimerait un orchestre ici, une musique là, c'est beaucoup plus compliqué au théâtre.
JPB : Oui, voilà : au bout d'un moment, on a besoin d'un orchestre, d'un lieu, de gens... Plein de choses qu'on ne peut pas faire au théâtre.
D'où vient cette tirade sur la joie de vieillir qui ouvre le film ?
JPB : On a entendu un acteur mille fois dire ça — tout le monde dit ça. Et je comprends les gens qui le disent : ils n'ont pas envie de se plaindre, ils ont de l'amour-propre ; alors il ne faut pas dire c'est horrible, parce que ça ne l'est pas et qu'il y a des gens qui gagnent beaucoup à vieillir, aussi. Ce qu'on gagne, c'est que l'on perd en tension et en pression. On perd cette envie de réussir, cette urgence, ces angoisses que vous avez à 18-29 ans : « qu'est ce que je vais faire de ma vie, ça ne marche pas, j'ai pas assez d'argent... » Toutes ces tensions disparaissent et laissent place d'autres choses dont vous pouvez jouir tranquillement. Mais je ne parle que pour moi.
Pour l'acteur également ?
JPB : Encore plus pour l'acteur ! Ça fait longtemps que je suis tranquille et que je fais ce que je veux.
Comment vous dirigez-vous l'un et l'autre ?
JPB : Pour moi, c'est très agréable d'être dirigé par Agnès. Comme on se connaît tellement bien, elle n'a pas grand-chose à me dire pour m'expliquer que je ne suis pas exactement là où elle voudrait que je sois. Et puis c'est une réalisatrice qui fait quelque chose que je ne sais pas du tout faire : elle laisse jouer l'acteur comme il veut, la première voire les deux premières prises. Et après, elle vient amender...
AJ : Moi, j'admire son jeu et sa direction d'acteur, je lui fais une confiance aveugle...
Vous n'avez donc pas envie de réaliser un film, Jean-Pierre ?
JPB : Non : il n'y a que la direction d'acteur qui me plaise, et Agnès a la gentillesse de me laisser faire. Donc, je suis toujours très content. Quand je lui parle d'un acteur je lui dis : « c'est dommage, il pourrait faire ça comme ça » et quand le tournage est sympathique, que la confiance est installée, elle me dit : « vas-y, vas lui dire. »
Qui a eu l'idée de vous faire chanter du Bashung à la fin du film ?
AJ : On a cherché une chanson. Mais laquelle ? Moi, je voulais quelque choses en anglais, mais Jean-Pierre était contre. Et après, c'est toi qui as proposé Osez Joséphine...
JPB : ... à cause de « éviter les péages ». Il y a une devise que je m'approprie, quand il dit : « éviter les péages, jamais souffrir, juste faire hennir les chevaux du plaisir », je trouve que c'est une bonne devise pour vivre... C'est de Fauque, hein ? Il faut lui rendre hommage, c'est un grand auteur. C'est beau ça, j'aime bien.