Le vagabond des limbes : "Soul", un Pixar privé de salles

Sur Disney+ / Narrant les tourments d’une âme cherchant à regagner son corps terrestre, le nouveau Pixar résonne étrangement avec la situation du monde du cinéma actuellement au purgatoire et peinant à retrouver sa part physique (la salle). "Soul", un nouvel opus existentialiste à mettre au crédit de Pete Docter. Sur Disney+ le 25 décembre.

À quelques heures d’intervalle, Joe Gardner se voit proposer un job à plein temps dans le collège où il est prof de musique et de rejoindre un prestigieux quartette de jazz. Cela pourrait être le jour de sa vie… sauf que c’est aussi celui de sa mort. Refusant ce destin contrariant, l’âme de Joe cherche à faire marche arrière mais se retrouve propulsée dans le “Grand Avant“ — des limbes où on lui confie la charge de préparer une future âme (la terrible 22) à sa naissance…

Annoncé pour la fin du printemps 2020, à cette époque si lointaine (novembre 2019…) où ses premières images dévoilées en avant-première de La Reine des Neiges 2 laissaient pressentir l’évidence d’une sélection cannoise, Soul aura connu un sort inédit pour un probable blockbuster Pixar : son torpillage par une pandémie, conduisant la maison-mère à le basculer d’emblée sur sa plateforme, Disney+. Ni les regrets des (nombreux) aficionados du studio de Luxo Jr., ni l’onction du label Cannes 2020 ; pas plus l’honneur d’être porté sur les fonts baptismaux cinématographiques au Festival Lumière n’ont infléchi la décision : ce long-métrage à l’esthétique impeccable célébrant l’âme new-yorkaise comme un Woody Allen à travers ses dorures automnales, ses volutes jazzy consubstantielles de ses interminables artères et gratte-ciel ou ses freaks folkloriques, ne recueillera pas la gloire qui lui était promise sur grand écran… Mais Soul racontant justement le trépas brutal d’un artiste alors qu’il est enfin sur le point de d’accéder à une exposition publique après des années d’ombre, n’y a-t-il pas pour ses auteurs comme un écho d’une cruelle ironie à leur labeur ?

All that Jazz

Voilà qui ajoute en tout cas à la dimension mélancolique de cette histoire cernée par le spleen et les spectres de l’enfance évanouie, à l’instar de la plupart des productions Pixar. Là réside une grande partie de leur pouvoir d’attraction sur la composante adulte de leur public, mais aussi de leur hypnotique qualité. Cartographiant des univers flous, abstraits, duveteux et bigarrés souvent à hauteur d’imaginaire enfantin, les Pixar (et singulièrement ceux signés par Pete Docter) fouillent aussi volontiers des interzones douloureuses, des refoulés silencieux et des non-dits ordinairement occultés ou édulcorés. C’est l’enfer des jouets délaissés de Toy Story, c’est le monde des rêves alimenté par les terreurs nocturnes de Monstres & Cie ; c’est encore une existence qui s’accomplit en un battement de cil dans ce chef-d’œuvre qu’est le prologue de Là-haut, ou la tempête permanente sous un crâne du génial Vice-Versa avec l’effroi d’être confronté à l’oubli dès son plus jeune âge, ou l’oubli au seuil de la mort dans Coco… Deuil, perte, abandon maquillés sous les oripeaux vifs d’une plastique numérique virtuose, mais peur omniprésente de la mort, de l’effacement ou… de la peur elle-même ! Soul, avec son héros macchabée, refusant d’être aspiré par la “lumière“ ultime avant d’avoir brillé et marchandant pour réintégrer son corps (coucou les étapes du deuil), s’inscrit dans cette lignée de nostalgiques du monde d’avant. On notera au passage que chez Pixar on a cette conscience d’une existence de deux “mondes“ et que, tout numériques que soient les protagonistes, ils parviennent à intégrer l’idée de mort. Du côté de chez Disney, l’acceptation de la disparition est à ce point proscrite que même l’idée de naissance à disparu, les nouvelles productions n’étant que remakes, reboots, sequelles ou spin off…

De la mort au cinéma… à la mort des cinémas ?

Drôle de cadeau de Noël en vérité que ce parcours initiatique chargé de souffrance et de beauté, en parfaite adéquation avec la douleur qu’on imagine pour les artistes du film de le savoir orphelin de salles. Une nativité inversée, comme un miroir aux images perçues il y a 125 ans presque jour pour jour, quand les premiers spectateurs partageaient — ensemble — dans la salle du Café Indien la découverte d’ombres grises et spectrales se mouvant sur la toile blanche d’un écran.

Un mot pour finir au sujet de ce procès d’intention fait au film suggérant (sans l’avoir vu ?) que Soul véhiculait un message vaguement crypto raciste en suggérant qu’Hollywood ne supportant pas d’avoir un personnage principal noir dans la totalité d’un film d’animation lui faisait subir une “métamorphose“ (comme dans La Princesse et la Grenouille ou Les Incognitos). Assertion démentie ici puisque Joe Gardner conserve, même sous son apparence fantomatique beaucoup de ses traits humains, et que son enveloppe corporelle est davantage présente à l’écran. Pour le Studio Disney, pratiquant le cancel culture de longue date (en témoigne l'oblitération volontaire de sa filmographie officielle du long-métrage Mélodie du Sud (1946), pour éviter de froisser les consciences actuelles), l’attaque était sans doute inattendue. Attendons un peu et peut-être que certaines voix reprocheront aux auteurs d’avoir fait de l’appropriation culturelle (c’est le nouveau terme pour citation, hommage ou référence) parce qu’ils se sont inspirés, pour le design des personnages peuplant le “Grand Avant“, du style de Picasso sans être Espagnols. Voire d’avoir utilisé le jazz sans avoir d’ancêtre musicien. Voire d’avoir évoqué l’au-delà en étant vivants…

★★★★☆ Soul
Un film d'animation de Pete Docter &
Kemp Powers (É-U, 1h40) avec les voix (v.o./v.f.) de Jamie Foxx/Omar Sy, Tina Fey/Camille Cottin, Graham Norton/Ramzy Bedia…

Sur Disney+ le 25 décembre

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