Chanson / Il pleut des cordes, littéralement, sur le dernier album de Dominique et sur un monde qu'il place en coupe réglée : "Le Monde réel", s'effondrant sous nos yeux, constat des plus sombres et pourtant formellement lumineux, par lequel le chanteur livre sans doute l'une de ses œuvres les plus accomplies et les plus impressionnantes. À presque rebours d'à peu près tout ce qu'il a fait jusqu'ici.
On ne connaît pas Dominique A comme un amateur de football, même pas un de ceux qui ont suffisamment de distance avec ce sport pour envisager de boycotter la Coupe du Monde qui se déroule en ce moment au Qatar. Et pourtant le chanteur de Provins est l'un des plus beaux as du contre-pied que l'on connaisse. Un genre de Neymar qui la met dans le zig quand on l'attend dans le zag, pour reprendre l'expression sanctifiée par Jean-Mimi Larqué. Mais pour lui-même. Comprendre : c'est peut-être surtout lui-même que Dominique A aime prendre à contre-pied pour mieux se mettre dans le vent, ne jamais rester tout à fait sur ses talons, dans le confort d'appuis trop évident pour ne pas être paresseux.
Sans doute, Le Monde réel, qu'il a fait paraître cette année en est-il la preuve la plus évidente, l'aboutissement d'un mouvement perpétuel qui voit Dominique A envisager chaque album comme une réponse contradictoire au précédent, changeant constamment son fusil d'épaule pour mieux ajuster – sauf que l'œil du tireur reste toujours le même, ce qui est l'essentiel, au fond. Et c'est encore plus particulièrement vrai dans l'enchaînement de disques qui, depuis 2018, a vu se succéder la même année, Toute latitude et La Fragilité, albums faux jumeaux adossées l'un à l'autre dans des esthétiques quasi contraires, puis Vie étrange qui s'enfonçait loin dans une épure rappelant forcément La Fossette, il y a un siècle, un siècle et demi.
Contre soi-même
S'il fallait pressentir le contre-pied, on aurait été bien en peine d'anticiper Le Monde réel – enregistré en mode collectivisé quand Vie étrange était un geste confiné et solitaire. Un disque qui ploie autant sous le poids de cordes qui dégringolent des nuées que sous celui d'un monde trop réel partant à vau-l'eau par tous les robinets. Mais dans une atmosphère que feutre une rythmique jazz et des chansons sans refrains.
Une drôle de comédie musicale où Dominique A, comme rarement, croone l'Apocalypse, la vraie, en même temps que la septième extinction de masse : celle des guitares – ici portées disparues. Un grand album cinématographique en forme de générique de fin des (si je connais) haricots. Un disque d'autant plus remarquable qu'il s'est bâti quasi exclusivement en studio, au fil de l'eau, un mois durant, fruit d'une émulation entre musiciens. Au point que la thématique prenante de la chose – la situation critique de notre planète et, par là, la nôtre – s'est un peu dessinée toute seule puisqu'il paraît que parfois les œuvres d'art décident à la place des artistes.
Si bien que le contre-pied prend des airs de grand écart : Dominique A, plus habitué à l'archéologie des humeurs intimes et des replis nombrilistes, qui accouche d'un album concept conscient, d'un grand disque écologique qui met en coupe l'avenir, d'une sorte d'oracle orageux où le ciel est littéralement en train de nous tomber sur la tête dans un mouvement étrangement cotonneux, bref, d'un évangile de l'effondrement qui vient, qui est déjà là, franchement on ne s'y attendait pas. La vérité c'est que lui non plus. « On se surprendra à penser contre soi-même » se résigne-t-il sur Avec les autres, où il prône la solidarité et le commun comme pansement au destin, dans un doux tourbillon de violons. Penser contre soi-même et composer à l'avenant, sans doute le meilleur moyen de se surprendre soi-même et se dérouter pour mieux se remettre en route. Et toucher au but.
Dominique A, Le Monde réel (Cinq 7 / Wagram Music)
Au Radiant-Bellevue (Caluire) le mardi 13 décembre