Radiant-Bellevue / Victor Bosch, 73 ans, n'est pas encore prêt à raccrocher les gants : le producteur de spectacles à succès (Notre-Dame de Paris) fête les dix ans du Radiant-Bellevue à Caluire, la seconde salle qu'il a lancée dans la métropole après le Transbordeur. On fait le bilan.
Le Radiant-Bellevue, qui fête ses dix ans d'existence, est la seconde salle que vous avez ouvert, après le Transbordeur — qui existe toujours. Êtes-vous fier de ce travail accompli ?
Victor Bosch : C'est gentil de me dire ça. Ça me touche car le Transbordeur a été ouvert en 1989, je l'ai gardé pendant 22 ans. Le Radiant, c'était en 2013. C'est touchant, bien sûr. Le Transbordeur, c'était prévu pour cinq ans d'existence. Finalement, il est toujours là et pour longtemps. J'en suis très content. Le Radiant, c'est une autre aventure avec une ligne éditoriale différente. Au bout de dix ans, ça donne des résultats incroyables. J'espère que l'on va encore durer longtemps ! On est toujours mal à l'aise avec l'autosatisfaction, mais j'en suis très fier.
Au-delà de les avoir programmées, vous avez été là avant l'inauguration, pour l'imagination et la construction de ces deux salles, ce qui est peut-être plus rare ?
Le Transbordeur, c'était de A à Z, j'ai conçu le lieu. Au Radiant, je suis arrivé au bon moment : quand les grandes décisions devaient se prendre. Les travaux avaient été voté avant que j'arrive. Toute la partie scénographie, le rapport salle / public, les différentes jauges, comment mélanger tout ça pour que toutes les disciplines puissent trouver leur compte, c'est la richesse et la force du lieu aujourd'hui.
Le premier concert, le 12 janvier 2013, c'était Christophe. Vous vous souvenez de vos sensations lors de cette première soirée ?
Je suis très touché par ce premier concert. J'avais eu l'idée de faire venir Christophe, car j'ai toujours adoré cet artiste. Je trouvais que ça faisait une belle transition pour ce lieu où allaient se produire du théâtre, de la musique, plusieurs disciplines. Je voulais un artiste singulier, qui ait traversé le temps, qui soit toujours d'actualité. J'ai pensé à Christophe. Il a accepté. C'est un personnage magnifique, plein de talent ! C'était un grand moment. Christophe, comme beaucoup d'artistes mais lui particulièrement, est très très sensible, il avait le trac comme un débutant. On a attaqué le concert avec presque quinze minutes de retard, pas parce qu'il n'était pas prêt, mais parce qu'à chaque fois qu'on lui disait "on y va ?", il nous répondait, "deux minutes, je vais aux toilettes". Au bout d'un moment, il sort des toilettes, je lui répète : "on y va ?" et il se tourne alors vers sa régisseuse pour lui demander : "est-ce que l'on ne changerait pas de bottes ?". Elle lui répond alors : "on ne change pas de bottes et on y va !". J'ai eu beaucoup de peine quand il est décédé.
Christophe incarne dès le premier concert la ligne éditoriale du Radiant : extrêmement populaire, avec Aline, mais aussi exigent et innovateur, c'est l'un des premiers à utiliser les synthétiseurs...
Exactement. C'est ce que je voulais. Pour mémoire, quand on a ouvert le Transbordeur, j'avais fait venir New Order et William Sheller, j'avais essayé de faire la même chose mais avec une thématique différente. Là, pour moi, Christophe c'est et William Sheller, et New Order en même temps !
Donner de la noblesse au théâtre municipal
Quel était le cahier des charges du Radiant au départ, quand vous avez discuté avec M. Cochet, le maire de Caluire ? Qu'avez-vous demandé de votre côté ?
Le Radiant a été construit presque à la même époque que le Transbordeur. Je n'y avait jamais mis les pieds. Il y avait déjà eu un fonctionnement, qui était de proximité. C'était un centre culturel local. Quand Philippe Cochet, notre maire, est venu me voir, on en a parlé, il voulait donner une autre dimension à la salle et m'a demandé quelles étaient mes idées. Il ne savait pas vraiment ce qu'il voulait, ce n'était pas son métier, mais il voulait faire évoluer le lieu. Je lui ai dit, écoutez monsieur le maire, il ne faut pas rester dans un confinement purement territorial, il faut ouvrir très large pour que ça rayonne sur toute la métropole et au-delà. Pour ça, il faut une ligne éditoriale très ouverte. Il faut toucher aussi bien un public jeune avec des concerts, que du théâtre, de la danse. Ce doit être la salle de tous les publics se rencontrant ainsi dans un seul et même lieu. Avec en plus des spectacles qui ne trouvent aucun endroit à Lyon où aller. Le rendez-vous de tous les singuliers du monde du spectacle. Je lui ai parlé "d'Olympia lyonnais". Que ça serait avant tout donner de la noblesse au théâtre municipal, que l'on considère trop souvent comme ringard. Ça lui a plu.
À l'ouverture, vous disiez aussi vouloir faire un mixe entre l'Olympia et le Théâtre du Rond-Point...
C'est ça ! Je pense que c'est ce qui lui a plu. On est aussi en résonnance avec tous les autres lieux. Il y avait un manque. Quand j'ai ouvert le Transbordeur à l'époque, tout le monde disait, c'est dingo ce succès. Oui bien sûr, mais je savais qu'il y avait un manque côté artistes comme côté public. Il y avait une attente. Là, au Radiant, c'était pareil. Je savais qu'il y avait un public orphelin, dans tous les domaines. D'où le succès. Même si c'est facile à dire maintenant.
Vous êtes à 90% de taux de remplissage aujourd'hui. Beaucoup de dates complètes. Quelle est la recette ?
J'étais sûr de ça. Je voulais que ce soit ouvert tous les jours. Je voulais que l'on dise : "ça se passe où ? Ça se passe au Radiant !" Que ce soit un concert, une pièce de théâtre, un cirque, une chorégraphie : peu importe ; ça se passe toujours au même endroit. Et au bout d'un moment il y a une focalisation, c'est the place to be. On me disait que c'était très prétentieux : Lyon, c'est pas Paris. Et le lieu est excentré. Je vais encore faire référence au Transbordeur, qui était un prototype, comme le Radiant : c'était au fin fond de la Cité Internationale, il n'y avait rien, le boulevard ceinture passait à côté, il n'y avait pas un bus, les mecs venaient à pied. Ici, il y a des bus, c'est pas la même chose. Mais à partir du moment où il y a une convivialité, un accueil... C'est important l'espace bar, que les gens viennent et puissent rester entre eux à la sortie, qu'ils ne se fassent pas jeter dehors deux minutes après le concert. Vous pouvez arriver une ou deux heures avant et boire un verre avec copains, sur la terrasse — c'est une de mes idées, cette terrasse —, tout ça avec une programmation de qualité : j'étais sûr que ça marcherait.
La clé de la réussite ce sont donc le flair pour la programmation, l'accueil et le bar : est-ce qu'il y a d'autres aspects ? Une communication spéciale, pour aller chercher le public et le ramener dans ce lieu excentré ? Se faire connaître a dû demander certains efforts ?
Il faut faire des transversales. Quand on fait une programmation, il faut être exigeant vis-à-vis de soi-même. Il faut aller au-delà de l'exigence purement artistique. Des choses magnifiques qui se ratent, il y en a malheureusement plein. Il faut aller chercher le public qui ne connaît pas bien le monde du spectacle. La chapelle des gens qui sortent, on les connaît. Je me demande alors : est-ce que c'est pertinent de faire ce concert à ce moment-là pour ce public ? Ensuite, il y a la réflexion sur comment je vais le communiquer pour toucher le grand public. C'est toute cette alchimie qu'il faut créer. Partez du principe qu'il faut répéter 1000 fois les choses. C'est ce que l'on a fait avec le Radiant. Quand j'ai trouvé ce truc "d'Olympia à la lyonnaise", ce n'était pas par hasard. C'est bête, mais je voulais accrocher les gens. Ce sont toutes ces petites astuces qu'il faut trouver.
Au bout de dix ans, ça va venir
Êtes-vous étonné de ne pas avoir été copié jusqu'ici ? Même si l'on a entendu dans la bouche des porteurs du projet de la future Salle Rameau les mêmes éléments de langage et idées de programmation que vous : l'Olympia à la lyonnaise, ils l'ont répété lors de leur conférence de presse, la programmation veut mélanger humour, chanson voire théâtre...
C'est marrant. Ta question est très juste : quand j'ai ouvert ce lieu, j'ai dit à toute mon équipe — tous des jeunes, c'était presque leur premier travail, ils sont toujours là — : on va être tranquille dix ans, sans concurrence. Au bout de dix ans, ça va venir. Et vous êtes en train de me le confirmer. C'est obligé. Quand on est arrivé, les lignes éditoriales de chacun étaient bien ancrées, forcément ils n'allaient pas bouger. Mais il y a aussi beaucoup de théâtres qui ont commencé à élargir leurs programmations. Je le vois de plus en plus, des gens avec qui je travaille depuis longtemps qui sont contactés par d'autres ici, les temps évoluent. Je suis très respectueux des valeurs que la culture transmet : la distraction d'un côté, l'enseignement et la découverte de l'autre. Je ne l'ai jamais oublié car j'ai eu la chance d'être plongé dans les deux. Mais je pense qu'il est temps maintenant de se dire que l'on peut mélanger les deux sans rougir.
Comment voyez-vous l'écosystème des salles lyonnaises qui s'apprête à pas mal bouger ?
C'est un bien : il y a de l'offre, ça bouge. C'est aussi un regret : que le Ninkasi parte à perpète, il ne peut pas faire autrement, mais je suis sûr que s'il avait pu il serait resté sur place. C'est un peu dommage, d'être aussi loin, comme le CCO. C'est aussi l'évolution d'une ville qui grandit. La Halle Tony-Garnier et l'Arena, ça veut dire que l'on rentre dans le principe des grandes capitales, comme Paris. Après, je me dis toujours, tant que nous sommes dans l'artisanat, on a de grandes chances de gagner. Surtout à cette époque où les grands groupes — les institutions commerciales — prennent une telle importance. Il y a encore des beaux-jours pour tout ce qui est artisanal et proximité de travail, de production, de circuit court avec les artistes. Mais ça devient de plus en plus...
Justement, comment voyez-vous cette évolution avec la main-mise des Live Nation, AEG sur le spectacle et la culture ?
C'est un vrai souci. La force de nos salles, par leur configuration, le Transbordeur, le Radiant, le Ninkasi, c'est que ok d'un côté il y a la production, mais de l'autre il y a la diffusion, il faut quand-même trouver le bon lieu qui correspond pour l'artiste, selon son évolution, ses envies. C'est notre chance. Mais ce qui va devenir difficile, c'est qu'avant on discutait en proximité, maintenant ce sont des chaînes de décision. Je me dis que le Transbo ou le Radiant correspondent à une demande qui n'est pas concurrentielle. Pour d'autres, ça va être plus dur, comme la Halle Tony-Garnier. Mais je reste optimiste : je me dis que quand vous êtes positifs, finalement la pièce tombe toujours du bon côté.
L'optimisme est votre trait de caractère distinctif ? Même au cœur de la crise Covid, vous le restiez...
C'est comme ça, je ne me force pas. J'ai toujours été comme ça. Je fais partie de la génération qui craignait la guerre nucléaire, personne n'imaginait que ça se terminerait par une poignée de main entre Gorbatchev et Reagan.
Comment on programme une salle comme le Radiant ? Vous allez voir tout ce que vous programmez, vous faites de la vidéo, vous avez des "antennes" de confiance qui vous signalent les spectacles ?
Un peu tout ça ! Je vois beaucoup de choses, certains groupes je connais déjà, surtout en musique — je viens de là. Pour le théâtre, je vais voir beaucoup de choses, je vais à Avignon, à Paris. Et il y a des confrères qui me conseillent des spectacles ; bon en fonction de la personne, tu prends ou pas... C'est un ensemble. Ça fait 30% que tu connais déjà / 30% que tu vas voir / 30% qu'on te conseille. Les gens qui disent qu'ils vont tout voir, ce n'est pas possible. Et le reste, c'est ce que l'agent te propose et que tu trouves vraiment bien.
En plus, c'est dangereux de tout voir, surtout en théâtre ou en danse : on a tous des goûts bien définis et restreints, et tu es obligé de passer au-delà de tes goûts personnels. ll y a des spectacles, heureusement qu'on me les avait conseillés, car si j'étais allé les voir... Parfois je me demande ce que j'ai fait dans ma salle quand je regarde le spectacle... et pourtant le public adore, se lève pour applaudir à la fin. Il faut être programmateur et spectateur.
L'humoriste, c'est le seul qui rassemble
Il y a une large place faite à l'humour au Radiant, de plus en plus même ?
Quand j'étais jeune, ce qui donnait le ton d'une société, c'était la musique. Avec des nouveaux groupes, des tendances. Maintenant, c'est l'humour. Pour les trentenaires d'aujourd'hui, les représentants de notre société, ce sont les humoristes. C'est peut-être à cause de tout ce qui se passe sur la toile, les YouTubeurs, etc. Le phénomène Paul Mirabel, c'est incroyable ! C'est vachement bien.
Ou une Doully qui passe bientôt chez vous.
Exactement ! C'est pour ça que j'en fais beaucoup. On collabore beaucoup avec l'Espace Gerson, pour la simple raison qu'ils les programment souvent au moment "expérimental", et ce serait fort de café d'arriver derrière eux dès que l'artiste commence à avoir du succès. Quand ils sont venus me voir, je leur ait dit que la maison était ouverte, que l'on allait collaborer.
J'observe beaucoup le public, chacun a un public bien différent, qui réagit à des vannes bien différentes. L'humour est quelque chose qui est très novateur mais qui vieillit très vite. Très peu de choses passent le temps : c'est fou ! Quand tu vois Fernandel qui représentait l'humour de nos parents, je trouve ça surjoué, ce n'est pas drôle du tout, mais à l'époque les gens étaient morts de rire. C'est dingue comme ça vieillit. Même Coluche qui était ma génération, maintenant quand je regarde... Contrairement à la musique ou à un livre, c'est daté. L'humour, c'est la radiographie d'une société dans un temps limité : dix ans. Par contre, c'est instantané. C'est pour ça qu'on en fait beaucoup, c'est un phénomène de société actuellement. Dans ce monde où les clivages sont de plus en plus importants, les gens sont tellement devant leurs ordinateurs, leurs écrans, leur monde à eux — et pourquoi pas, je n'ai rien contre —, l'humoriste, c'est le seul qui les rassemble. C'est peut-être le seul lien social entre les générations aujourd'hui.
Bio express
1950 : Naissance à Campredó (Espagne)
1970 à 1980 : Batteur au sein de Pulsar
1989 : Ouverture du Transbordeur
1998 : Notre-Dame de Paris
2012 : Ouverture du Radiant-Bellevue à Caluire
2017 : Devient également directeur du Toboggan à Décines