Entretien / Alexia Fabre est directrice de l'École nationale supérieure des Beaux-Arts. Elle a été nommée commissaire d'exposition de cette 17ᵉ Biennale d'art contemporain intitulée Les voix des fleuves – Crossing the water qui débutera le 21 septembre 2024.
LPB : Quel rapport entreteniez-vous avec la Biennale avant d'être nommée ?
Alexia Fabre : je fréquente la Biennale depuis une vingtaine d'années, ç'a toujours un rendez-vous merveilleux. Je repense à des œuvres qui m'ont marquée à vie, comme celles de Laure Prouvost, ou une pièce d'Abraham Poincheval où il marche sur des nuages, je l'ai à l'époque achetée pour le MAC VAL [Musée d'Art Contemporain du Val-de-Marne ndlr] que je dirigeais. J'y ai aussi rencontré Sylvie Selig avec qui je suis restée amie.
Il y a une magie de la Biennale : on a des espaces, pour un temps donné qu'on peut investir avec énormément de liberté, que ce soit la Biennale d'art contemporain ou celle de danse. D'ailleurs, je n'aime pas cette appellation d'art contemporain. J'y vois un aspect un peu élitiste, sectaire. L'art, c'est l'art. C'est toujours contemporain à son temps. Il n'y a pas non plus de public spécialisé pour l'art, ni même de public ignorant, face à l'art tout le monde est en découverte.
La Biennale investira pour la première fois les Grandes Locos, une ancienne friche industrielle de la SNCF qui a vocation à devenir « le poumon culturel de la métropole ».
J'ai eu beaucoup de chance, j'ai adoré ce lieu dès que je l'ai vu. Il a d'ailleurs participé à la définition du sujet, parce que c'est un territoire symbolique situé après la confluence, où le Rhône devient plus fort. Un espace où la nature qui a longtemps été éradiquée reprend ses droits. Il permet de cheminer dans l'histoire collective du lieu, celle des travailleurs et de l'organisation du travail, ou celle des soulèvements syndicaux des cheminots...
Je préfère aller dans des lieux qui ne sont initialement pas faits pour accueillir de l'art. Ça me rappelle la Nuit blanche parisienne que j'ai programmée avec Frank Lamy : la ville s'offrait à nous. Ça prend tout de suite une charge merveilleuse. J'aime bien moins travailler dans une white box, un espace blanc de musée.
Les artistes aussi ont été inspirés, ils ont imaginé des œuvres en dialogue autour du lieu, certaines presque en hommage. Gözde Ilkin est venue travailler ici en présence des cheminots, pour s'imprégner de l'ambiance par exemple. À la fin, les travailleurs lui ont fait un petit concert, en chantant avec un accordéon, c'était très beau.
Les Grandes Locos ont aussi et surtout vocation à être lieu de vie durant cette Biennale, avec des espaces pour se reposer, une buvette, pour que chacun puisse se retrouver en compagnie des œuvres et des artistes. Appréhender une œuvre, c'est comme appréhender quelqu'un : il faut du temps, et pour prendre le temps, il faut être à l'aise.
Cette Biennale accueillera les œuvres de presque 80 artistes. Comment ordonne-t-on cette diversité ?
J'ai rencontré la plupart des artistes au fil de l'eau. En fonction de ce qu'on sait d'eux, on leur a proposé des lieux, on a suivi leur désir. Le plus souvent, ceux qui ont une dimension plus sociétale, plus politique ont opté pour les Grandes Locos. Ceux qui se sentent plus à l'aise dans les sujets d'intimité, de rituel se sont plutôt dirigés vers l'Hôtel-Dieu ou la Cité de la gastronomie. Au MAC, c'est l'intimité, les amours, le chagrin. On y entend beaucoup de musique, la Féline (Agnès Gayraud) propose un beau projet musical, sentimental. Elle a d'ailleurs inventé un jeu de carte, de rencontre pour composer une chanson d'amour, avec un studio d'enregistrement.
Quelles ont été vos inspirations pour cette Biennale ?
Elles sont évidemment multiples, mais je pourrai en citer au moins une. J'adore une jeune autrice, Sally Rooney qui a écrit Normal people, Conversations with friends. La force vitale dans l'écriture de cette autrice initie presque un nouveau genre littéraire, imprégné de la complexité des nuances. Elle explore avec une belle indétermination les alliances entre amour et amitié, tout ça me semble très bien parler de la jeunesse.
Il y a évidemment des tas d'autres autrices et auteurs, qui expriment ce constat d'une époque où les dialogues sont parfois abîmés, détruits par une polarisation qui manque de nuance. Cela inspire des œuvres inquiètes, rappelant la nécessité de la rencontre, le droit à parler de soi, de l'autre. La tonalité générale de cette Biennale reste cependant assez joyeuse, c'est plutôt la ferveur qui s'en dégage. Mon livre préféré est L'Art de la joie : il faut aimer aimer.
Pouvez-vous nous donner un avant-goût de cette Biennale en nous parlant d'une œuvre ?
Je peux vous parler de l'œuvre de Myriam Mihindou, une artiste franco-gabonaise que j'aurai imaginée à la Cité de la gastronomie, car elle travaille souvent sur la question de la réparation et de l'attention à l'autre. Là, elle sort un peu du registre pour lequel je la connaissais, elle a composé une œuvre de révolte féminine en moulant les avant-bras d'une vingtaine de femmes, doigt levé. Je reprends ses mots : « Elle leur donne la voix, elle leur donne le droit ». Cette forêt de femmes accueillera le public aux Grandes Locos. Elle raconte quelque chose de différent à chacun, avec une puissance d'expression généreuse. J'espère que le public ressentira cette œuvre, comme toutes les autres, et s'en sentira destinataire.