Entretien / Le célèbre pianiste Jean-François Zygel sera présent lors du concert anniversaire marquant les 30 ans d'existence de Musée en Musique, mercredi 20 septembre. Avec deux apparitions programmées à Grenoble cette saison, il livre son approche sur cet art de l'invention et de l'instant qui ne s'improvise pas : l'improvisation !
On lit partout que le film Mozart, enfant prodige vous a captivé dès l'enfance et a fait naître en vous le désir d'improviser, comme le maître autrichien. L'improvisation, c'est ce pour quoi Mozart était un prodige à vos yeux ?
Jean-François Zygel : C'est en tout cas la première image que j'ai eue de lui : un petit prince fascinant son entourage par sa capacité à inventer la musique sur-le-champ avec, en apparence, la plus grande des facilités...
Qu'est-ce que l'improvisation vous procure, que ne vous procure pas l'interprétation ? Quelles différences essentielles voyez-vous entre les deux exercices ?
Interpréter, c'est jouer la musique de quelqu'un d'autre. On peut y mettre toute son âme, toute sa personnalité, mais il s'agit d'abord de servir la musique qu'un autre a composée. Tandis qu'improviser, c'est faire entendre sa propre musique, de la composition sur le vif si vous préférez, avec tous les risques que comporte ce magnifique exercice sans filet.
Les bons improvisateurs ont-ils des prédispositions ?
Bon, déjà, il faut aimer jouer du piano, avoir une certaine dextérité technique et une palette sonore variée. Ensuite, il faut savoir manier les accords et inventer des mélodies. Le sens de la forme, ça s'acquiert avec la pratique. Mais le plus difficile, c'est cet équilibre entre liberté et fantaisie d'une part, logique et construction d'autre part. Sans liberté, pas d'improvisation ! Mais sans une certaine continuité, une certaine logique, le résultat risque de ne pas être très convaincant.
Le 15 février 2024, dans le cadre de Musée en Musique à Grenoble, vous réaliserez des portraits musicaux "à emporter" pour les spectateurs. Comment procédez-vous ?
C'est très simple : un spectateur ou une spectatrice monte sur scène, et dans un premier temps nous discutons de manière informelle. Je lui pose des questions sur ses goûts, sur sa vie, sur ses craintes comme sur ses espoirs... Et à un moment, j'ai le sentiment que ça y est, je perçois sa personnalité, je peux faire son portrait musical comme un dessinateur croquerait un visage en quelques coups de crayon. Il ne me reste plus qu'à mettre son âme dans mon piano ! Le résultat est enregistré et remis à la personne concernée : la composition lui appartient désormais.
Ne pas jouer pour le public, mais avec le public, c'est de ça qu'il s'agit ?
Vous savez, lorsqu'on est sur scène, on joue vraiment pour beaucoup de monde : le public, bien sûr, mais aussi soi-même, et aussi pour ses maîtres, qu'ils soient vivants ou morts, et pour ceux qu'on aime, qu'ils soient ou non présents dans la salle, et pour ce ciel inatteignable qui nous fait espérer, à chaque fois, que nous allons enfin réaliser une parfaite improvisation.
Un improvisateur a-t-il interdiction de jouer deux fois la même chose ? Plus généralement, obéissez-vous à quelques règles strictes dans votre travail ?
Il n'y a pas de règles en musique, pas d'interdictions. Mais il y a des logiques, des conséquences, des choses qui sonnent bien et des choses qui sonnent moins bien, des trouvailles et des banalités. Quant à jouer deux fois la même chose... Il faudrait déjà que je me souvienne avec précision de ce que j'ai fait au précédent concert ! Aucun risque de ce côté-là.
Dès que je vois un tableau ou un paysage, une forme ou une couleur, j'ai l'impression d'en entendre immédiatement la musique, un peu comme si mon œil n'était qu'une voie d'accès vers mon oreille.
Vous rappelez souvent qu'improviser nécessite en amont une préparation que l'on ne soupçonne pas. Vos promenades autour des lieux qui accueillent vos concerts font-elles partie intégrante de cette préparation ? Si oui, quelles sont les vertus de ces balades rituelles ?
C'est vrai : l'improvisation, ça ne s'improvise pas ! Je veux dire que pour être libre sur scène et suivre son inspiration du moment, il faut bien sûr avoir auparavant assimilé pas mal de choses. C'est un peu comme pour l'apprentissage d'une langue : on ne peut s'exprimer librement qu'après avoir assimilé son vocabulaire, sa grammaire, son fonctionnement.
Peut-on vous demander ce que "voit votre oreille" lorsqu'elle est de passage à Grenoble ?
Les sons de la ville tout d'abord, ceux du tramway, des cloches des églises, des conversations dans les cafés et des pas sur le bitume. Et puis bien sûr les sons de la nature, du vent, de l'orage, de la pluie, et de tous les oiseaux du ciel. Mais surtout, et je crois bien que je suis comme cela depuis que je suis tout petit, dès que je vois un tableau ou un paysage, une forme ou une couleur, j'ai l'impression d'en entendre immédiatement la musique, un peu comme si mon œil n'était qu'une voie d'accès vers mon oreille.
La dimension spectaculaire, vivante et même humoristique de vos concerts est-elle naturelle pour vous ?
Elle est pour moi une nécessité. Un concert est aussi un spectacle : nous sommes sur scène, nous devons occuper l'espace, concentrer les énergies, partir d'un point pour arriver à un autre point. Quant à l'humour, c'est pour moi quelque chose de très sérieux, l'une des voies d'accès à la connaissance. Méfiez-vous des gens qui ne rient jamais, ils ne sont pas sérieux !
Vous ne cessez d'inventer de nouvelles formes de concerts classiques. Quelle expérience n'avez-vous jamais réalisée mais aimeriez-vous un jour proposer ?
Un concert au cours duquel je dialoguerais avec un créateur lumières, où l'invention et l'évolution de tableaux lumineux minimalistes ou flamboyants viendraient soutenir et compléter ma propre musique.
Qu'est-ce qui vous a poussé à jouer et parler musique au travers de nos petits écrans ?
La radio et la télévision sont pour moi des salles de concert comme les autres. On a par le passé fait de la musique à la maison, dans les salons, dans les églises ou en plein air. À toutes ces pratiques il faut ajouter désormais la radio et la télévision. Un artiste doit se produire partout où il peut être écouté.
Ces interventions télévisées, même si ce n'est pas leur but premier, ont un impact très net sur votre image et vous rendent fort sympathique pour le grand public ! Pourquoi un tel succès ?
En dehors de mon activité de pianiste compositeur et d'enseignant au Conservatoire de Paris, j'ai un goût particulier pour l'initiation grand public. Quel bonheur d'éveiller les oreilles, de faire connaître, comprendre et apprécier les chefs-d'œuvre de la musique et les grands compositeurs. La télévision et la radio peuvent ainsi devenir un outil de découverte, de connaissance et même d'approfondissement.
Malgré ça, la jeunesse baigne dans les "musiques actuelles", dans les contenus explicites – pour ne pas dire très explicites – propres aux cultures rap/hip-hop notamment. Comment comptez-vous les fasciner, tout comme vous l'êtes, « par le pouvoir d'expression d'une musique sans contenu apparent » ?
C'est drôle ce terme de "musiques actuelles". Comme si certains étaient plus actuels que d'autres... Tout musicien vivant est actuel, ne croyez-vous pas ? Qu'il joue Mozart, du jazz ou du tango, qu'il chante de la variété ou des polyphonies religieuses, qu'il s'inspire des musiques du Ghana, de la musique de l'Inde du Nord ou des boucles répétitives de l'électro, il est par définition actuel jusqu'à son dernier souffle.
30 ans de Musée en Musique - concert anniversaire de Jean-François Zygel mercredi 20 septembre à 19h30 à l'auditorium du musée de Grenoble, de 5€ à 20€