"Remember Attica !"

Archie Shepp big band

Théâtres romains de Fourvière

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

A 76 ans, le protée jazz Archie Shepp convie son big band sur la scène du Théâtre Antique pour jouer une pièce essentielle de l'Histoire – musicale mais pas seulement – américaine : "Attica Blues", sorti en 1972, un brasier de "Great Black Music" né des cendres de l'un des plus tristes et sanglants épisodes du militantisme noir. Stéphane Duchêne

Qui a vu Un Après-midi de Chien (A Dogday Afternoon) de Sidney Lumet se souvient sans doute de cette scène où Al Pacino, campant Sonny Wortzik, un braqueur de banque aux abois, tient tête à des forces de l'ordre tétanisées par son charisme exalté. Ralliant les badauds à sa cause au cri d'«Attica ! Attica ! Remember Attica !». Si le film sort en 1975, il se déroule en 1972 et s'inspire d'un fait divers survenu à Brooklyn cette même année. Or en 1972, les trois syllabes «A-tti-ca !» forment à la fois le cri de ralliement et le symbole d'une lutte contre le pouvoir au croisement du pacifisme et de l'antiracisme ; du Weather Underground, mouvement gauchiste particulièrement radical, aux Black Panthers.

Réputé pour accueillir certains des détenus les plus dangereux des Etats-Unis et nombre de dissidents politiques, le centre correctionnel d'Attica devient mondialement célèbre le 9 septembre 1971. Quelques jours plus tôt, menés par le militant d'extrême-gauche Sam Melville les détenus entreprennent une grève du... petit-déjeuner, suite à la mort du Black Panther George Jackson – auquel Bob Dylan consacre alors une chanson – lors de sa tentative d'évasion de la prison de San Quentin en Californie. La "grève" devient mouvement social, mettant en lumière l'état des prisons américaines et la manière dont sont traités les prisonniers (violences, racisme, une douche par semaine, un rouleau de papier-toilette par mois).

La situation s'envenime – des rumeurs à propos de prisonniers torturés circulent – jusqu'à la mutinerie et la prise d'otage de quarante-deux gardiens et civils. Problème : un gardien blessé lors des événements meurt quelques jours plus tard. Et si une partie des requêtes des mutins sont acceptées, le gouverneur Nelson Rockefeller rejette l'amnistie des responsables de la mort du maton, tout comme il refuse de se rendre sur place pour négocier. Le 13 septembre, il fait donner l'assaut par 500 policiers. L'opération est un carnage et fait trente-neuf morts : dix gardiens (dont neuf tués par la police) et vingt-neuf prisonniers (dont quatre tués par leurs codétenus).

Free (jazz)man

Aussi violent et traumatique fut-il dans la psyché américaine, l'événement a au moins eu le mérite d'améliorer le quotidien des détenus américains et de réveiller les consciences. C'est aussi en 1972, année des événements relatés dans Un Après-midi de chien et de la sortie de la chanson de John Lennon Attica State – ironiquement, son assassin, Mark Chapman, y est aujourd'hui enfermé que le jazzman Archie Shepp publie ce qui restera sans doute son album le plus marquant : Attica Blues.

A l'époque Shepp, auteur notamment des fabuleux Fire Music, Mama Too Tight et The Magic of Ju-Ju et connu pour la puissance tellurique de son jeu de saxophone et ses penchants pour la musique africaine, est déjà une figure du free jazz, proche de John Coltrane et parmi les artistes phares du label Impulse!. Mais il est également poète, dramaturge – diplômé d'Art dramatique du Goddard College, plus tard professeur d'histoire de la musique et, avant toute chose, un homme engagé, proche des thèses de Malcom X, comme beaucoup de free jazzmen – il lui dédiera Malcolm, Malcom, Semper Malcolm.

Matière noire

Bien qu'enregistré à l'initiative de son batteur Beaver Harris, Attica Blues est probablement le disque qui résume le mieux ce jazzman qui refuse les étiquettes, ses positions politiques et son immense curiosité musicale. Une sorte d'oeuvre somme où se télescopent l'influence de Duke Ellington et l'histoire du peuple noir et de ses chants : du negro spiritual au blues en passant par la soul – la musique des Black Panthers, qui rejettent justement le blues, perçu comme un symbole de l'esclavage – en passant par le funk et quelque chose de ce qui deviendra le rap. Bref, une histoire de le culture noire-américaine concentrée en un album autour d'un événement qui a contribué à la cristalliser et, un peu, à la libérer.

La conscience politique est la matière première d'un disque auquel collabore notamment l'avocat William Kunstler, emblématique défenseur des Black Panthers, des Weathermen et de mutins d'Attica. Ainsi, sur le déchirant Steam, Shepp rend hommage à son cousin victime de la répression policière envers la lutte pour les droits civiques et sur Invocation : Attica Blues, dénonce «ceux qui pensent qu'ils sont dans leur bon droit, quand en ayant le pouvoir, ils prennent la vie d'un homme noir».

Mais de cette matière noire, à tous les sens du terme, Shepp fait une fête. L'oeuvre, rarement jouée en live – c'est dire si le spectacle est inratable –, est écrite pour big bands et se présente comme une incroyable bacchanale contestataire et exaltée, un manifeste de la "Great Black Music" qui suinte l'atmosphère des "dog days", ces journées d'été où la chaleur étouffante se mue en fièvre moite. Comme avec Al Pacino dans la fameuse scène d'Un Après-midi de chien, les cris de colère y deviennent cris de joie, l'éructation se mue en exaltation, la mélancolie en consolation et la révolte en célébration.

Archie Shepp Big Band - Attica Blues
Au Théâtre antique de Fourvière, lundi 17 juin

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