Événement : cette semaine, le metteur en scène italien Romeo Castellucci, véritable star du théâtre européen depuis plus de vingt ans, débarque aux Célestins avec "Orestie", relecture du mythe d'Oreste et des codes de la tragédie antique grecque. Un spectacle violent, éprouvant et plastiquement grandiose. Entretien (par mail) et critique. Propos recueillis par Aurélien Martinez
Tout d'abord, merci de nous accorder cette interview, comme vous en donnez très peu ! Est-ce par ce que vous jugez que vos spectacles n'ont pas besoin d'explications ?
Romeo Castellucci : Je trouve que recourir à l'artiste pour mieux connaître son travail est anormal. Je ne considère pas que la théorie, l'explication du processus, les idées ou même les questions universelles que l'on pose fréquemment aux artistes, comme s'ils étaient les ultimes prophètes, soient intéressantes. Selon moi, c'est à la critique de parler correctement du travail des artistes.
Nous n'allons pas vous demander de nous "expliquer" Orestie (une comédie organique ?). Mais des questions nous viennent quand même, notamment sur la nature très violente et intense de votre théâtre...
Si on met au second plan la poésie de l'Orestie, ce qui reste – visible et terriblement fondamental – c'est la violence. Le langage du poète devient jargon de chasse, mais il n'existe pas de poésie capable de supporter une telle violence ; capable de lui faire concurrence ; capable de l'égaliser. La société tente souvent d'anesthésier tout ce qui ne rentre pas dans l'agréable, dans le décoratif. C'est une tendance à la fois très prégnante et très diffuse. Je ne me focalise pas sur les dysfonctionnements, mais je laisse simplement les portes de mon théâtre grandes ouvertes. Donc il y rentre tout – et pas uniquement des aspects négatifs. Peut-être est-ce pour cela que mon théâtre effraie : il n'y a pas d'anesthésie, pas de sucre.
Dans Orestie, la plupart des comédiens ont des corps atypiques – obèses, malingres, amputés... Pourquoi ces choix ?
Ce qui est important, c'est l'âge d'un acteur, son poids, sa façon de tourner la tête d'un coté ou de l'autre, le genre de mains qu'il a : ce sont tous des éléments fondamentaux, beaucoup plus intéressants que leur profession d'acteur ou leur professionalisme. Les acteurs, au moment où ils se livrent sur scène, sont toujours les êtres les plus dignes, ils représentent l'unique forme possible. Alors ce n'est plus un problème de beauté ou de laideur, de surpoids ou de minceur, de jeunesse ou de veillesse. Le problème est toujours le même : trouver un rapport d'adhérence entre la scène et le corps. Pour moi, il n'y a pas de corps déformés, mais seulement des corps avec des formes et des beautés différentes ; souvent avec un critère de beauté que nous avons oublié.
Il y a également de nombreux animaux présents sur le plateau : ce sont des corps eux aussi ?
Êtres humains et animaux portent, littéralement, ce qu'ils veulent dire avant d'ouvrir la bouche, de sorte que le corps est un passage de sortie et de résolution de l'écriture tragique. Là aussi il n'y pas de distinction. L'animal à abattre représente la métaphore la plus appropriée pour chaque personnage. La viande "de boucherie" résume cette douleur, parce que chaque homme qui souffre est viande "de boucherie".
Votre théâtre suscite souvent des réactions viscérales. Le soir où nous avons découvert Orestie, en décembre au Théâtre de l'Odéon à Paris, certains spectateurs avaient l'air éprouvés après la représentation. Souhaitiez-vous de telles réactions ? Vouliez-vous toucher les spectateurs dans leur chair ?
Il n'y a aucune préfiguration, ni aucune attente du public. Je suis un artiste, pas un pharmacien. Je ne suis aucune recette. Quand je crée, je ne pense pas à ce que les spectateurs attendent, mais bien à l'objet de ma création. Le problème essentiel de l'acteur est de devenir une figure, et par "figure", j'entends le plus court chemin possible pour obtenir les plus belles choses, les meilleurs effets et l'émotion maximale. Le théâtre, ensuite, instaure à chaque fois la création instantanée d'une communauté comportant des étrangers qui partagent cette "figure" directement et sans intermédiaire. Le sentiment, en face de chaque découverte d'une forme de vie, est vague, secoué et en mouvement. Les réactions vont du rejet à l'acceptation totale. Chaque réaction est intéressante car cela prouve que le théâtre est une forme de vie, à laquelle – physiquement – on peut répondre.
Pourquoi avoir choisi de recréer un spectacle vingt ans après la première représentation ?
Refaire un spectacle après tant d'années n'est pas une bonne idée. Mais le fait est là : je ne le refais pas. Je le trouve par terre, je le ramasse comme un objet nouveau, fabriqué et jeté par un inconnu, il y a une vie. Je me rends bien compte que, devant ce titre, capital pour une "théorie du tragique", je suis obligé de reformuler certaines idées. Le théâtre antique et moderne que je respecte est inhumain dans ses aspects fondamentaux et son pessimisme anthropologique. La puissance à laquelle recourt ce genre de théâtre est celle, déformante, du mythe qui, comme une machine sortie de l'esprit, met en scène les dysfonctionnements de l'être dans un cadre humain de ruine artificielle. Le spectateur est cependant en mesure d'affronter le pire – et le pire, dans la Tragédie, est toujours encore à venir. L'indicible horreur prend forme dans une glaciale beauté et me parle de moi, spectateur. Le théâtre grec met en place la scène de l'erreur. C'est toujours une question d'erreur de lieu. Mais alors, quelle est l'origine de sa chanson qui touche aussi profondément ma douleur et celle de notre espèce ? Et pourquoi ces deux choses me semblent confuses, prises aux deux extrémités de la même chaîne morale de l'être ? D'où viennent mes larmes, aujourd'hui, privées de leur contenu ? Les pleurs de Clytemnestre, qui sont les miens ; les pleurs d'Électre, qui sont les miens ; le doute d'Oreste, qui est le mien. Sont-ils toujours moi-même ? Ce théâtre embrasse le mythe comme une attitude qui doit être portée jusqu'à son accomplissement ; ses images sont inacceptables à moins de douter d'elles, mais il est également impossible de les ignorer ou de les oublier. Et si tout cela est vrai, en soutenir la représentation sera comme ne pas pouvoir détourner son regard de celui de Méduse.