Léonor Serraille & Ahmed Sylla : « j'essaie toujours de me projeter dans le futur »

Un Petit Frère
De Léonor Serraille (FR, 1h53) Avec Annabelle Lengronne, Stéphane Bak, Ahmed Sylla

Un petit frère / Présenté en compétition lors du dernier festival de Cannes, "Un petit frère" déploie sur trente ans une histoire universelle derrière le parcours singulier de Rose et de ses enfants dont les incarnations changent au fil des époques. Tête à tête avec la réalisatrice Léonor Serraille et l’interprète du rôle titre, Ahmed Sylla.

Un petit frère se présente comme une saga familiale mais très éloignée de ce que l’on peut attendre d’une saga dans la mesure où elle investit non le champ de l’épique mais celui de l’intime…
Lénor Serraille : C’est marrant parce que c’est à peu près cette expression qu’on a utilisée quand on déposé le scénario au CNC pour avoir les financements : on avait parlé de « fresque intérieure ». Dans son discours de réception du Prix Nobel, Annie Ernaux disait : « raconter l’indicible, c’est politique ». Tout ce qui est intime, les non-dits, les silences à l’intérieur des familles, c'est un endroit dans lequel on peut s'aventurer de façon très riche. Et après Jeune Femme, je n’allais pas capter les flots de gens qui verbalisent ce qu'il ressentent, plutôt raconter ce qu’ils n'arrivent pas à se dire. Et comment des silences ont façonné aussi une famille ; ce qui est dit dans les gestes, dans ce qu'on impose à l'autre en tant que parent…

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Je suis quelqu’un qui ne regarde pas trop de séries, ni de saga, ni de biopic et pourtant là, il y a un peu de ça en condensé. J’aimais bien cette contradiction de raconter 25 ans et que ça tienne en moins de deux heures. Ça permet des ellipses franches, des résonances, des éclats, des gestes ou même que des objets traversent le film. Comme un costume d’enfant, qui devient un costume d'adolescent puis de jeune homme, accroché dans une chambre…

Le cinéma permet ces bizarreries

C’est un élément très symbolique…
LS : Et c’est quelque chose qui pèse sur les épaules, parce qu’il y a des épaulettes, qu’il faut rentrer dedans ; c'est une enveloppe, une identité. À l’écriture, c'est assez passionnant parce que on sait très bien qu'il y a quand même 120 pages, il faut y aller mais pas trop ; du coup on balaie très vite des grandes périodes. On peut aussi parfois se poser dans des moments qui ne servent à rien dans l’intrigue. On profite du soleil, de l’herbe, des coccinelles et on voit ce qui se passe… On prend le plaisir de ressentir du vent qui passe. Le cinéma permet ces bizarreries d’être dans du drame et d’être en même temps — je ne dirais pas de la poésie, ça ferait prétentieux — dans le temps présent.

En plus de casser le récit, ces moments de temps présent demeurent extrêmement signifiants…
LS : Ce sont des madeleines de Proust qui font respirer. Parfois on a plaisir à se souvenir de certains moments de l'âge adolescent, du premier baiser… J'avais besoin de raconter cette histoire mais peut-être aussi envie de me replonger moi-même dans mes propres souvenirs de famille : paradoxalement, il y a beaucoup de moi aussi dans cette histoire. Je le mesure maintenant que le film est fini. Quand je l’ai revu à Lyon, j’ai trouvé fou à quel point Rose ressemblait beaucoup à mes deux grands-mères.

Un petit frère n'est pas mon histoire de famille, mais je peux m'y projeter. Je peux me projeter dans Rose, dans ce garçon qui déprime parce qu’il ne sait pas quelle vie il doit embrasser — s’autoriser à réussir, ça veut dire qu'on se veut meilleur. Un spectateur qui vient d’Argentine m’a dit que l’histoire de Rose, c’était sa vie alors qu’elle vient d’Afrique subsaharienne ; c’est exactement ce qu’on a voulu.

Mon identité, j’espère que c’est autre chose que d'être une femme blanche

Justement, nous sommes dans une période marquée par le retour du “d’où tu parles ?” qui peut restreindre le champ d’expression des artistes. Et qui donc aurait pu limiter votre légitimité à parler d’une femme subsaharienne…
LS : Je savais en faisant ce film que ça m'attendait au bout du chemin. Mais qu’importe : cette histoire devait exister. Il aurait fallu que j’attende que les autres la racontent ? Non, je voulais qu'elle existe, qu'elle existe pour mes enfants, pour qu’ils puissent avoir d'autres modèles que ce que je vois aux infos, dans le monde de l’humour ou dans des films — que je trouve super par ailleurs mais qui sont parfois un peu violents ou qui associent toujours les jeunes Noirs à une certaine esthétique.

Le cinéma, c'est juste un outil qui permet de mettre la lumière et de raconter avec un point de vue. Comme la littérature, la photo, l’art, la musique, c'est peut-être la dernière chose qui peut rester libre. Donc il faut y aller. Je suis tombée sur un texte de Thomas Mann qui explique la fonction de l’auteur : c’est peut-être juste d’aller sincèrement dans son sujet. Ça ne veut pas dire qu'on va faire un bon film ou un bon livre.

Quant au “d’où on parle”, il est normal. Il y a tellement de clichés, tellement de regards qui ont été méprisants et réducteurs… Moi, j'essaie toujours de me projeter dans le futur. Et le futur, j'espère que ce sera être Blanc et faire un film sur les Noirs sans que ce soit un sujet. Être Noir et faire un film sur Napoléon et que ce soit normal ; être Noir et jouer Napoléon au théâtre et que ce soit normal… Que nos identités ne soient pas réduites à un seul mot. Mon identité, j’espère que c’est autre chose que d'être une femme blanche : une amie, une maman, une lectrice… Ce qui m’étonne, c’est que le racisme et le communautarisme se court-circuitent énormément.

Donc je savais que ça m’attendait, mais j'ai quand même fait le film. Et parce que j'étais aussi spectatrice d'une certaine façon : le père de mes enfants [NdlR : le film s’inspire en partie de l’histoire de sa famille], je le connais depuis plus vingt ans, j'avais un certain axe d’écoute, d’attention, de regard. Et ça n’aurait pas été le même film si ç’avait été quelqu'un qui avait vécu cette histoire qui l’avait fait. Lui avait à cœur de voir ce que j’allais en faire : « ton regard sur cette histoire m’intéresse ». À partir de là, j’y suis allée.

Il y a deux personnages sacrificiels dans ce film : Rose la mère et son fils aîné Jean qui fait le lien avec Ernest, le petit frère du titre. Pensez-vous que dans une fratrie l’aîné a une position plus difficile ?
LS : Être l’aîné, c’est difficile. Les parents se font leurs armes sur l’aîné — je ne le suis pas, je suis presque au milieu puisqu’on est quatre dans ma fratrie. Il y a toujours beaucoup de pression, d’attente vis-à-vis de l’aîné : il doit toujours être le modèle. Je voulais interroger cette première position dans le film. Pour Jean, c’est lourd pas uniquement parce qu'ils arrivent d'un pays d'Afrique subsaharienne : Jean doit réussir pour lui, pour son petit frère, pour les frères qui sont restés au pays, pour sa mère, pour les anciens…

Et vous Ahmed, qu’en pensez-vous ?
Ahmed Sylla  : Je suis cadet mais je sais que mon aîné, forcément, il a vécu des choses avec mes parents que moi je n'ai pas vécues. Il s'est occupé de nous pendant que nos parents travaillaient : il a changé les couches, il venait nous chercher à la crèche, à l'école maternelle… Il y a cette transmission : le poids de l'éducation des parents est transmis à l'aîné qui doit lui aussi le transmettre et ainsi de suite. Je pense que c'est très culturel : on vient du Sénégal, où l’aîné est un peu le deuxième papa (ou la deuxième maman) à la maison.

Un petit frère traite également de la liberté individuelle dont le personnage de Rose est une incarnation au sein de sa communauté, dans son rapport à la maternité. Par ses choix, Rose n’inspire pas chez les spectateurs une empathie systématique…
LS : C’était la meilleure partie du travail : comprendre et chercher le dosage, à l'écriture mais aussi avec l’actrice. C’est-à-dire, créer quelqu'un qui soit comme dans la vie, en mixant des bons et des mauvais côtés. Rose est presque un peu trop moderne pour l’époque, la vie est trop petite pour elle. Elle n’est pas dans une fuite, mais elle s’affranchit, elle fait les choses à sa façon. Et donc elle fait des erreurs. Je la montre dans tout ce qui la compose, dans les choix qu’elle fait, on l’aime ou on la déteste pour ça… C’est un peu un électron libre, une figure de l’insoumission qui a du style, énormément de légèreté en elle avec quelque chose de très enfantin parce qu’elle est du côté du jeu. Mais elle a aussi de la tragédie en elle. Parce que son amour de la liberté l’amène vers des situations compliquées. Elle a sans doute vécu auparavant quelque chose de lourd avant, qu’on a préféré garder un peu “opaque“.

Rose et un personnage en mouvement tout le temps sauf dans la séquence finale, séquence-clef à bien des égards…
LS : Je n’ai pas tout de suite fait le lien quand j'ai écrit le personnage, mais elle s’appelle Rose et la rose c'est vivant donc ça bouge, ça se métamorphose ; ça peut aussi être un peu cabossé par la vie. Dans la direction du film, il y a eu l'envie de faire attention à préserver la flamme du personnage, son essence. Mais il faut être honnête : la vie de femme de ménage qu'elle mène est dure, Sa liberté a un prix. Et comme elle est sur tous les fronts, peut-être à un moment, les envies ne sont plus les mêmes. La flamme est toujours là, mais un peu différente.

Pourquoi avoir fait du personnage d’Ernest à l’âge adulte un philosophe ?
LS : J’ai beaucoup inventé dans ce scénario mais là je me suis raccrochée à la réalité : le père de mes enfants a fait des études de philosophie. C’était aussi l'occasion d'avoir une séquence intéressante avec des élèves. Parce que la philosophie manque un peu aussi dans nos vies et aussi parce que ce n’est pas courant que les profs de philosophie soient nés dans un pays d'Afrique subsaharienne. Et en plus, parce que son émancipation, sa liberté, sa vie intérieure, il les a trouvées en s'éloignant de sa famille, en se construisant la sienne.

Ahmed, vous incarnez d’Ernest à l’âge adulte, qui synthétise l'ensemble du film. Comment fait-on pour prendre possession d’un personnage arrivant ainsi à la toute fin, dépositaire de tout le parcours d’une famille ?
AS : Il faut déjà qu'il y ait une confiance énorme entre la réalisatrice et le comédien. On a beaucoup échangé avec Léonor avant de tourner pour savoir quel film elle avait envie de faire, ce qu'elle attendait de moi, du personnage et ce que je pouvais apporter au personnage… Et puis, bien lire le scénario : il parle de lui-même, il est limpide, fluide, vrai. On raconte l’histoire d’une famille dont la mère arrive de Côte d'Ivoire avec ses deux enfants. Mais combien de femmes “françaises de souche“ blanches vivent avec deux enfants, dans la difficulté parce qu’elles doivent cumuler les emplois ? C'est là toute la force et l'intelligence de Léonor d’avoir mis à l'image une famille étrangère qui fait écho à ce que peuvent vivre des gens nés ici. On pourrait croire qu'on est étranger, finalement on se ressemble sur beaucoup de points.

Votre personnage est d’ailleurs celui qui a la plus grande conscience d'être français, qui défend les valeurs et vertus républicaines devant ses élèves. Mais aussi qui subit un contrôle de police au faciès…
AS : C’est d’autant plus bizarre, mais ça fait écho un petit peu à mon parcours et à ma vie. J’ai pleinement conscience d'être français, je suis né ici, et en même temps ma vie a été jalonnée de faits qui me disent « t’es peut-être pas hyper français, quoi » (sourire) mais j'essaye de vite rattraper le truc et de ne pas plonger dans une espèce de spleen. Non, je suis à ma place, je travaille, je respecte les gens qui composent ce pays même si on a des divergences d’opinion. Ça fait partie de l'éducation que j’ai reçue de mes parents et des écoles dans lesquelles j'ai grandi. C’étaient des écoles privées catholiques où j'ai côtoyé des gens de milieux sociaux très différents. Moi qui venais d’une famille modeste de confession musulmane, j’ai côtoyé des gens assez bourgeois, des catholiques, je suis rentré dans des églises… Ça m'a permis de m'ouvrir au monde et cette ouverture-là, elle nous a vachement sauvé la vie.

Je suis quelqu'un de très proche de ma maman

En voyant Un petit frère, on est frappé par les échos qu’il renvoie aux Femmes du square dans lequel vous jouiez — et dans lequel Annabelle Lengronne avait un rôle également. Avez-vous tourné les films avec beaucoup d’écart ?
AS : Je n’ai plus le souvenir des périodes mais ça n’a pas fait forcément écho puisque ce n’est pas le même personnage donc j'ai réussi à dissocier dans mon esprit. Il y avait quelque chose de beaucoup plus humain dans les rapports humains sur Un petit frère que dans Les Femmes du square. Et puis il y a un lien familial : c’est une mère et son fils. Et comme je suis quelqu'un de très proche de ma maman, j'ai mis des choses de moi assez intime. C'est comme ça que j'ai réussi à composer ce rôle-là. Pour Les Femmes du square, comme je suis fan de Suits, jeme suis replongé dans cette série pour avoir la posture de l’avocat, ne pas être voûté, être droit… C'est strict, assez rigoureux. Mais c'est vrai qu'avec du recul, j'ai tourné dans deux films où le rôle principal est une femme noire, forte, intelligente, libre, qui ne se laisse pas faire, qui a du bagout… Je me fais la réflexion à l’instant.

La lettre qui clôt le film, comment la ressentez-vous ?
AS : Ah, elle m'a touché et cette fin avec ma mère…  J’ai une relation très fusionnelle avec ma maman et en même temps elle est très pudique, c'est-à-dire qu'on peut se dire je t'aime mais en même temps juste dans un regard il se passe quelque chose, on a pas besoin de rajouter plein de peinture. Cette fin, c’est à la fois des retrouvailles et le moment où il coupe le cordon. Où il s’émancipe, il va essayer de se faire plus confiance.

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