Le Fantôme de la liberté

Rétrospective / L'œuvre de Luis Buñuel, à découvrir dans son intégralité pendant trois mois à l'Institut Lumière, est à envisager, par-delà les époques et les pays où elle s'inscrit, comme une très actuelle manière de secouer la bourgeoisie et la religion à l'épreuve du désir. Christophe Chabert

Ça sert à quoi, les vieux films, à l'heure où les films du mois dernier sont déjà périmés dans l'esprit des spectateurs ? Pourquoi s'emmerde-t-on encore à croire que l'histoire du cinéma n'est pas que le refuge de cinéphiles asociaux et phobiques ? Il a fallu que l'on se replonge dans l'œuvre de Luis Buñuel pour vraiment le comprendre... Car son cinéma a, au sens strict que l'on peut donner à ce mot, «vieilli». On ne joue plus comme ça, sinon dans les mauvais films français ; on ne fait plus de scénarios décousus comme ça, on leur préfère les scripts écrits avec des ordinateurs qui n'oublient aucun acte et ne laissent de côté aucune piste et aucun personnage ; on ne filme plus comme ça, avec une caméra dont on sent la lourde et artificielle présence. Oui, ce cinéma-là a le charme discret du fané, et pourtant... Il suffit de regarder n'importe quel film de la dernière période de Buñuel pour que quelque chose nous saute à la gueule : si on ne fait plus de films comme ça aujourd'hui, c'est aussi parce qu'on ne tolérerait pas qu'un artiste nous jette à la figure de manière aussi crue ses obsessions. Et, allons plus loin, si les films de Buñuel sont impossibles aujourd'hui, c'est parce que l'époque, réactionnaire, a tout fait pour enterrer la violence de ses obsessions-là, à savoir la haine de Dieu, des bourgeois, et la foi dans un désir libéré.Le désir à l'assaut de Dieu et de la bourgeoisieTrois films sont ainsi exclusivement réservés à chacune des grandes marottes de Buñuel : La Voie lactée, Le Charme discret de la bourgeoisie et Belle de jour. Dans La Voie lactée, deux clochards célestes font le pèlerinage jusqu'à Saint-Jacques de Compostelle, mais leur périple est ralenti par les individus qu'ils rencontrent (globalement, des bourgeois pris en flagrant délit de bigoterie et d'égoïsme), ainsi que par les décrochages du scénario, qui saute du coq-à-l'âne de scènes bibliques revisitées en saynètes montrant la cruauté et la bêtise de l'Église à travers les âges. Constante de la religion chrétienne : son mépris de l'individu au profit de ses dogmes. Dans Le Charme discret de la bourgeoisie, c'est un tout autre but que poursuivent les petits notables du film : juste se réunir pour faire un bon repas. Mais Buñuel va les harceler pour rendre cet objectif impossible en plus d'être dérisoire, jusqu'à la scène célèbre où la tablée se retrouve sur une scène dans un théâtre bondé de spectateurs les applaudissant à tout rompre. Constante de la bourgeoisie : elle cherche à dissimuler sa petite comédie aux yeux d'un peuple qu'elle méprise. Dans Belle de jour, une jeune femme fraîchement mal mariée n'arrive à rien sexuellement avec son parvenu d'époux, et se révèle en se prostituant dans une maison close, faisant enfin la jonction entre ses fantasmes intimes et sa triste réalité. Constante du désir : il gronde sous la peau et libère l'individu de ses chaînes sociales.Perverse charitéToute l'œuvre de Buñuel n'est qu'un réagencement sans fin de ses trois constantes, produisant sur la longueur une vision terrifiante des rapports de force et de pouvoir. La largesse d'esprit des riches, la piété des «purs», l'amour exclusif et les mécanismes sociaux sont renvoyés à ce qu'ils sont en vérité : des formes subtiles d'oppression et d'hypocrisie. C'est le vieux Don Lope de Tristana qui prend sous son aile une belle orpheline pour mieux la posséder physiquement ; c'est Viridiana qui pense offrir aux gueux un festin, mais ceux-ci réclament en plus de cette bonne chaire celle de l'âme charitable qui les accueille ; c'est Francisco dans El qui sombre dans la folie meurtrière parce que la jalousie l'empêchera toujours de dominer la femme qu'il a épousée ; ce sont les bourgeois de L'Ange exterminateur astreints à résidence par une force inconnue que leurs serviteurs ne ressentent pas, enfin «libres» d'aller et venir. La manière avec laquelle Buñuel expose ce qui s'apparente à un impitoyable jeu de massacre est invariable : ironie, humour noir et brusques accès de sauvagerie toujours aussi dérangeants, même 50 ans après leur réalisation (notamment la scène finale de Viridiana, qui valut au film de gros problèmes avec la censure).À mort les conventions !C'est ainsi que Buñuel a traversé le cinéma, et parfois le monde (chassé de l'Espagne franquiste, il se réfugie au Mexique où il tourne les films les plus inclassables de sa carrière, avant de s'installer pour de bon en France), avec une incontestable fidélité à lui-même. Ce qui ne l'empêche pas de s'adapter : les séries B mexicaines recèlent toujours des séquences fulgurantes de perversité, rappelant les origines surréalistes du cinéaste ; les films français utilisent les scories du cinéma de l'époque pour les retourner contre eux-mêmes. Dans Belle de jour, les bourgeois parlent comme dans un film de Godard, mais les clients de la maison close ont la gouaille des films populaires, Deneuve, sublime, faisant le va-et-vient entre ces deux mondes, comme si le cinéaste montrait qu'entre les conventions cinématographiques et les conventions tout court la frontière était particulièrement fine. C'est sur un tour de passe-passe du même ordre qu'il conclue son œuvre : avec Cet obscur objet du désir, il tourne une adaptation étonnamment sobre et classique de La Femme et le pantin de Pierre Loüys. À ceci près : le personnage féminin est joué en alternance, et sans aucune explication logique (mais symboliquement, c'est une autre histoire...), par deux actrices différentes. Ultime bizarrerie d'un cinéaste pour qui la liberté est un sein fécond, une liberté dont le fantôme revient nous hanter aujourd'hui, à l'heure où elle est de nouveau combattue par les obscurantistes de tous bords.Rétrospective Luis BuñuelÀ l'Institut LumièreJusqu'au 28 mars

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