Minkowski sur son île

Entretien / À l'occasion de la version concert de “Iphigénie en Tauride” par les Musiciens du Louvre•Grenoble, leur chef Marc Minkowski prend la plume pour répondre à nos questions. Propos recueillis par Séverine Delrieu

Vous avez réalisé un magnifique et très abouti enregistrement d'Iphigénie en Tauride. Actuellement vous dirigez la version scénique de l'oeuvre à l'Opéra Garnier dans une mise en scène de Warlikowski. Vous allez donner une version concert à la MC2. En quoi cette oeuvre vous passionne-t-elle ?Depuis qu’on a redécouvert les opéras de Rameau il y a un siècle, il est de bon ton de prendre parti : ou vous aimez Rameau, sa complexité, son langage harmonique sophistiqué, mais aussi son code « ancien régime » et ses longs divertissements qui n’ont rien à voir avec l’action, ou vous aimez Gluck, le réformateur qui concentre l’action, va droit à l’essentiel dans un langage beaucoup plus simple, voire sommaire, élimine les ornements, etcetera. Or je n’ai jamais pu me résoudre à faire ce choix. J’ai enregistré Platée, mon premier Rameau, en 1988, et l’année suivante le premier opéra que j’ai dirigé en scène était Alceste, de Gluck. Je me suis tout de suite laissé envahir par cette musique à la fois noble, presque abstraite dans sa volonté de rejoindre les tragiques grecs, et immédiate, jaillie du sentiment le plus pur, pour ne pas dire des tripes. Quant à Iphigénie, opéra auquel je suis venu un peu plus tard, je ne peux que me rallier à l’opinion de Berlioz, qui lui-même se ralliait à l’opinion de ses contemporains : il s’agit sans aucun doute du chef d’œuvre de Gluck, celui dont le fatum tragique est plus irrésistible, dont les personnages sont les plus humains. C’est simplement l’état parfait et définitif d’un genre.Pour cette production, vous avez travaillé avec une double distribution : Susan Graham et Maria Riccarda Wesseling dans le rôle d'Iphigénie. Quelle Iphigénie cette dernière incarnera-t-elle à Grenoble ?Ce sont deux mezzo-sopranos d’un talent achevé, toutes deux vocalement idéales pour le rôle. L’une est une star américaine, l’autre un espoir – et assurément une future star – suisse, toutes deux possèdent les qualités nécessaires, c’est-à-dire à la fois la déclamation aristocratique et l’expression directe, je ne peux donc en aucun cas faire de pronostic. Toutes deux me semblent le meilleur choix possible. Cela ne veut évidemment pas dire que j’oublie Mireille Delunsch, la vedette et la raison même de notre cycle Gluck au disque. Iphigénie accepte tant de visages ! C’est aussi pour cela que l’ouvrage est encore d’actualité plus de deux siècles après sa création.D'ailleurs, comment avez-vous travaillé avec les chanteurs sur cette oeuvre très expressive ?Comme toujours, et dans le sens suivi par le compositeur : le texte puis la musique. La « chaleur du dialogue » sur laquelle insiste Gluck est ce à quoi les interprètes doivent aspirer sous peine de plonger l’opéra dans ce que craignaient nos aïeux : l’ennui.Sur cette île de Tauride où se déchaîne la violence, se trouve cette figure rayonnante d'Iphigénie qui met fin à la logique de la vengeance. Peut-on dire que dans la culture Antique, elle marque le passage à l'âge de la justice ?C’est plutôt la déesse Diane qui rompt cette chaîne du sang, d’abord en sauvant Iphigénie, ensuite en rendant son trône au matricide Oreste et en permettant à Iphigénie de revoir la Grèce. Hormis la déesse, tous sont le jouet d’un destin qui s’est changé en cauchemar le jour où Agamemnon a accepté de sacrifier sa fille pour un souffle de vent. Dans la tragédie d’Eschyle, c’est une autre déesse, Athéna, qui substitue la justice à vengeance. Il n’y a pas de plus beau texte dans l’histoire du théâtre moral. Cette substitution est l’acte de naissance de l’humanité et on ne se lasse pas de la rejouer. Même la version édulcorée de Guillard conserve quelque chose de ce génie antique sur lequel les millénaires n’ont aucune prise.Est-ce une oeuvre sur l'emprisonnement : limites dues à l'île et prisons des rituels ?On ne peut pas dire que ce soit une pièce « sur l’emprisonnement ». Je ne crois pas que le véritable théâtre soit « sur » quoi que ce soit. Iphigénie est aussi bien une œuvre sur le lien familial, sur le lien amical, sur la notion de sacrifice, sur la destinée (on pourrait d’ailleurs la rebaptiser La force du destin, mais le titre est déjà pris), sur la culpabilité, sur la folie… Mais il est indéniable que la captivité en est un thème majeur, comme il l’est pour beaucoup d’opéras avant ou après : Rodelinda et Theodora de Haendel, Dardanus de Rameau, aussi bien que le Fidelio de Beethoven. En quoi les préceptes réformateurs lancés par Gluck trouvent-ils leur aboutissement dans cette œuvre ?Le drame se concentre entièrement sur les personnages principaux, le divertissement est réduit au strict minimum et intégré à l’action de manière naturelle, la vocalité est à la fois lyrique et déclamatoire, plus du tout vocalisante ou athlétique. Il me semble qu’après Gluck personne n’a incarné à ce point la « noble simplicité » que le compositeur se donnait pour but dès son premier ouvrage réformé, Orfeo. La notion même de « tragédie lyrique » est résumée dans Iphigénie.Cette dernière grande tragédie clôt-elle l'époque classique ?Curieusement, je la vois plutôt clore l’époque baroque et ouvrir en même temps l’époque romantique, ce dont d’ailleurs témoigneront ensuite Berlioz et Wagner. On remarque bien sûr un certain classicisme dans la grandeur idéale de l’expression, la fermeté du trait et la symétrie du plan. La forme, rigoureuse, est classique. Mais tout ce que cette forme contient vient de Lully, de Rameau et se jette dans le siècle à venir. La folie d’Oreste n’est pas classique : on dirait Castor & Pollux en marche vers Otello.Pour en venir à vous, à vingt ans, vous fondez les Musiciens du Louvre. Depuis 1996, ils sont implantés à Grenoble et associés à la MC2. Qu'avez-vous envie de développer comme lien avec la ville, comme projets, comme présence ?Depuis 1996, j’ai été présent chaque saison à Grenoble, avec au moins un projet de grande ampleur par saison, quelquefois plusieurs. Durant les années au cours desquelles la MC2 était fermée, nous avons erré d’église en salle de fortune, mais il est évident que la qualité exceptionnelle du nouvel auditorium, sans équivalent à Paris, nous permet de passer plus de temps ici, et d’y oser plus de choses. Auparavant, nous étions par exemple contraint d’enregistrer à Paris. Désormais, nous réalisons autant que possible nos disques à Grenoble. C’est le cas des Symphonies de Mozart qui viennent de paraître et du disque Offenbach qui va suivre. En matière de projets, je n’en ai jamais manqué. On me reproche même parfois d’en avoir trop. Celui qui m’occupe le plus aujourd’hui est le festival Ars Gallica, grand forum de la musique française et de ses musiques amies, auquel je songe depuis notre arrivée il y a dix ans et que la MC2 rend enfin possible.L'Atelier des musiciens du Louvre dirigé par Mirella Giardelli propose des concerts d'une grande qualité et originalité en Isère. Avec Les Musiciens du Louvre.Grenoble, avez-vous le souhait d'être plus présent à Grenoble ?Ce sont là deux problèmes très différents. J’avais proposé cet Atelier à Mirella justement parce que je ne voyais qu’elle dans ce rôle très complexe : maintenir un travail social et pédagogique ouvert au plus grand nombre à un très haut niveau d’exigence artistique. Il n’est pas si difficile d’être exigent dans ces conditions professionnelles optimales, ni de « faire du socioculturel » pour plaire aux élus sans se soucier d’excellence. Unir les deux, en revanche, est une gageure quotidienne. Je vois aujourd’hui en France peu d’exemples comparables à ce que réalise Mirella en Isère. Pour ce qui est de ma présence, chacun a pu observer qu’elle est déjà plus sensible qu’il y a trois ans, et je souhaite l’affirmer plus encore. Mais nul ne peut ignorer que la musique classique est un art nécessairement national et international. Limiter notre activité au niveau local nous conduirait tôt ou tard à une catastrophe économique et artistique. On ne peut monter sérieusement un beau projet symphonique ou lyrique pour un ou deux soirs : il faut tourner, affiner, progresser, construire, pas seulement jouer. Notre rôle ne consiste pas seulement à divertir le public durant une heure et demie : nous devons enrichir ce public des trésors que nous apporte le vaste monde, et réciproquement faire connaître par ce même monde les richesses que nous apporte le travail à Grenoble. La routine des orchestres jouant deux fois par mois exclusivement pour le même public est un piège redoutable dont nous sommes si souvent les témoins impuissants ! Mais je vous le répète, jouer un peu plus à la MC2 est notre désir et notre but à tous.Vous êtes un découvreur de jeunes chanteurs prometteurs. En quoi cette "fonction" est-elle importante pour vous ?J’ai toujours aimé les deux aspects : la découverte et la rencontre avec les chanteurs confirmés. Faire découvrir des talents alors inconnus comme Mireille Delunsch, Magdalena Kozena, Laurent Naouri ou Nathalie Stutzmann (je me rappelle notre premier concert, en 1986, elle avait vingt ans et moi vingt-trois !) me semble aussi nécessaire qu’entrer dans le monde de personnages comme Natalie Dessay, Anne Sofie von Otter ou Cecilia Bartoli. Cela crée une circulation qui est la condition même de la vie. Entre artistes, entre eux et nous, tout le monde y gagne, surtout le public, je pense, qui lui aussi aime autant se laisser surprendre par un talent nouveau que retrouver une vedette, c’est-à-dire un modèle commun, une référence.Vous aviez postulé à la direction de l’Opéra Comique. Aujourd’hui, avez-vous toujours le désir d’être à la tête d’un théâtre ? Pour quelles raisons ? Et si oui, lequel ?Diriger, je ne sais pas. C’est un métier à part entière. Mais je voudrais pouvoir enfin décider moi-même de mon sort. Il est si fatigant de devoir vingt heures par jour négocier tel ou tel titre, la présence de telle ou telle voix, dans telle ou telle condition, avec tel ou tel metteur en scène qui fera de vous, à sa guise, un allié, un larbin, un ennemi ou un frère. Fatigant et trop souvent stérile. Je sais que, pour l’opéra en tout cas, je peux aujourd’hui m’appuyer sur mon instinct et mon expérience sans me rendre – pas seulement moi, mais une équipe et une production tout entière – systématiquement dépendant d’un administrateur. Je voudrais réaliser des rêves, les partager et non sans arrêt devoir entrer dans le rêve d’autrui. Je n’ai en cela rien d’unique. Dans un passé assez proche, la plupart des chefs avaient ce genre de responsabilité. Cela faisait partie du « job ».La saison prochaine, vous avez choisi de jouer l'intégrale des symphonies Londoniennes de Haydn. Pourquoi ?L’histoire de la symphonie, disons de la Symphonie, avec un grand « s », commence là. Haydn en a composé plus de cent, mais les Londoniennes, les dernières, concentrent tout son art, et il disposait pour elles de véritables orchestres, comparables à ceux qu’emploiera ensuite Beethoven, luxe qui lui était interdit à Esterhazà, le palais dont il fut maître de musique presque toute sa vie durant. Haydn est le cœur de la symphonie, et pourtant la plupart des orchestres modernes le négligent au profit de compositeurs plus populaires, plus spectaculaires, comme Mahler ou Chostakovitch. C’est aussi qu’un orchestre peut cacher ses failles sous la richesse de l’orchestration d’un Mahler ou d’un Richard Strauss tandis que Haydn ne pardonne rien. Mais je n’accepte pas la réputation de « père tranquille » qu’on fait à Haydn, ce maître absolu de la forme autant que de la fantaisie, de l’équilibre autant que de l’humour, bref de toutes sortes de vertus contradictoires qui sont la marque du génie. Ecoutez la 99e, le finale de la 98e, même Mozart n’a pas distillé à un tel degré l’essence même de la symphonie.La Messe en si mineur de Bach sera aussi un moment fort...Bach est un rêve très ancien, et une peur très ancienne. J’ai beaucoup joué Bach, cette messe en particulier, lorsque j’étais bassoniste à la Chapelle Royale. Devenu chef, je me suis éloigné de ce continent, parce que beaucoup d’autres y avaient élu domicile et que je cherchais plutôt à défricher les terres inconnues, parce que je maîtrise mal l’allemand, et parce que le côté « Dieu parle » de Bach m’intimidait. Il m’intimide toujours d’ailleurs. Monteverdi, Haendel ou Mozart ne sont pas, à mon avis, des maîtres moins importants, mais ils s’adressent à nous d’homme à homme. Bach nous parle d’en haut, on ne peut pas prendre trop de risques avec lui, il faut simplement s’en montrer digne. J’ai beaucoup hésité, dirigé quelquefois l’Oratorio de Noël, les Suites pour orchestre, avec prudence, sans rien enregistrer. Mais aujourd’hui, je sens que je dois tenter l’ascension de cette montagne. C’est un appel, une nécessité. Si j’y parviendrai ? Justement, Dieu seul le sait. Mais ce sera l’occasion de donner cette Messe comme le manuscrit montre qu’elle a été conçue, et comme je ne l’ai jamais jouée : avec un « chœur » de solistes. Nous avons tous encore beaucoup à apprendre sur la manière donc Bach entendait sa propre musique.Une tournée en Amérique du Sud était prévue. Pourquoi ce continent et quel en sera le programme ?Pourquoi pas ? Plusieurs membres des Musiciens du Louvre.Grenoble viennent de là-bas, notamment d’Argentine, pays où la musique, notamment la musique baroque, tient une place importante. Encore une fois, il est nécessaire de voyager, de porter loin ce que nous savons faire et en même temps de découvrir ce que font nos cousins éloignés. Nous tournerons donc en Amérique latine avec les deux dernières symphonies de Mozart. Cette année, c’est la moindre des choses.

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