«Il faut se heurter au monde»

théâtre / L’écrivain François Bon et Charles Tordjman, metteur en scène et Directeur du Centre Dramatique Nancy ont créé “Daewoo” en 2004, suite aux fermetures des usines implantées en Lorraine. Entretien avec l’auteur. Propos recueillis par Séverine Delrieu

Avec Charles Tordjman, vous avez réagi à la fermeture des usines Daewoo en 2003 en allant à la rencontre des salariées en lutte. Comment est né le texte ?François Bon : D’abord, on y était dans le cadre de notre travail au sein du Centre Dramatique de Nancy. Des phrases, des bribes d’interviews, des réactions entendues dépassaient de très loin le strict cas Daewoo. On s’est demandés comment faire du théâtre avec cela. On est donc allés sur place sans vraiment savoir ce qu’on ferait. Sauf qu’on voulait trouver le lien entre l’événement que les journaux interprètent uniquement avec des chiffres et selon des modalités d’ordre économique ou sociale, et la collectivité soumise aux modifications de vies privées induites par chaque acte de licenciement. Au fur et à mesure que j’y allais, il y avait de plus en plus de choses que je ne comprenais pas. Je buttais très souvent sur les mêmes stéréotypes. Par exemple, chez chaque personne qui avait été dans ce conflit, on trouvait des articles de la presse locale ou de Libération collés dans un cahier. Je me suis demandé si ces classeurs faisaient véritablement mémoire. J’ai noté ce matériau pour la pièce de théâtre en cours d’écriture. Puis, ça a pris une telle ampleur que c’est devenu un bouquin.On a la sensation d’un collage fait de différents genres : enquête précise, récit, paroles récoltées, théâtre, une structure chaotique à l’image du chaos vécu par ceux laissés sur le carreau.Le collage est une technique en peinture très spécifique : les éléments interagissent les uns sur les autres. Pour moi, c’était plus débusquer les registres différents et l’écart qui existe entre les registres. Par exemple un événement considérable s’est produit qui touche des centaines de personnes où il y a eu des violences, des grèves dures, des séquestrations et puis quand on marche dans la petite ville, ou qu’on va au supermarché, tout est calme, comme d’habitude. Donc à la fois j’ai écrit le texte sur ma traversée du supermarché, et de l’autre côté, ce que j’ai appris de ces violences. J’ai pensé le bouquin comme un carnet de notes et d’enquête. Le sentiment que j’éprouvais était celui de la complexité du réel.Comment s’est fait le passage de votre roman au texte pour le théâtre ?Au départ, on avait l’idée formelle de faire des coups de zoom sur des problèmes qui nous paraissaient stéréotypés. En même temps, j’écrivais des petites ébauches à distance de ce qu’on m’avait raconté, puisqu’il ne s’agissait pas de rapporter les phrases réelles. Avec les actrices, on faisait des impros à partir de ces bribes. On organisait des lectures avec elles assises sur quatre chaises et certaines anciennes salariées. Et là, ce que les salariées nous racontaient, on ne le prenait pas tel quel, mais on travaillait sur ce que cela induisait pour nous. On lisait les textes en leur présence et cela déclenchait d’autres récits. Je me souviens d’une discussion qu’on a eue avec le Maire d’un patelin qui était venu, il disait : «une usine qui me prend 300 chômeurs sur 700, même pour 4 ans, je prends». Et une femme lui répondait : «quatre ans, c’est le temps que le gamin passe à l’école primaire et pas le temps du collège». Et là, on se trouvait dans une vraie complexité.Depuis longtemps, votre matériau d’écriture est la violence sociale.Ce n’est pas de ma faute si le réel est comme cela. Cette violence elle nous traverse tous. Par exemple cette pièce a été écrite pour être jouée uniquement en Lorraine. On est deux ans après la création et elle tourne toujours. Je pense que s’il n’y avait pas partout cette même incertitude, cette trouille à la précarité, le spectacle ne cristalliserait pas autant. Il faut se heurter au monde. C’est justement parce qu’on est soi-même affecté qu’à l’intérieur de ces frictions notre travail s’élabore. Ce n’est pas intentionnel.Alors que le directeur coréen des usines a fui avec les capitaux, que sont devenues les anciennes salariées ?Ce qui est impressionnant, c’est qu’il n’y a eu aucune dimension collective à cette onde de choc si forte. C’est-à-dire il n’y a pas eu d’effort gouvernemental : aucun examen, aucun suivi n’ont eu lieu après les fermetures. Globalement, chacun s’est dispersé, a retrouvé un petit boulot, mais les statistiques, on ne les a pas. C’est terrifiant, la capacité à absorber des ondes de choc, alors que ça change profondément la vie de dizaine de personnes.Ce texte et ce spectacle font perdurer la mémoire de ces anciennes salariées et continuent à dénoncer le scandale Daewoo, alors que d’autres entreprises ferment quotidiennement.Daewoo est lié à l’histoire d’un territoire. Mais on continue le travail ailleurs. La semaine dernière, j’étais dans une boîte Sanofi-Avantis en banlieue parisienne qui s’est faite bouffer par Rhône-Poulenc. Les filles nous racontaient que de déménager de Romainville à Vitry, c’était difficile. Je leur ai dit : «c’est quand même pas grand chose». En fait, ce qu’elles ne voulaient pas dire, c’est qu’elles travaillaient sur des placentas humains et que ces conditions de travail engendraient des problèmes hormonaux et de pilosité augmentée. C’était ça en fait qui leur posait problème, pas de faire une heure de voiture en plus. Vous parliez du rôle de l’écrivain, je crois qu’il n’y en a pas : si l’on se trouve happé par des questions comme celle-ci, c’est parce qu’on règle des questions avec soi-même. Peu importe après si cela se passe à Daewoo ou à Sanofi-Aventis. Par contre, à chaque fois, c’est partir du concret pour aller à l’endroit où la question symbolique se pose. Je ne fais pas de différence entre les “personnages” de Daewoo et écrire la vie de Keith Richards des Rolling Stones. Les questions de symbolique ou de destins dans ce chaos du monde, ne sont pas liées à telles ou telles catégories sociales.Daewoo du 30 mai au 3 juin, à la Salle de Création de la MC2

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