«Une lave de langue»

Charles Tordjman, met en scène Slogans, un texte brûlant de Maria Soudaieva sur deux prostituées russes en fuite rattrapées par la mafia russe. Entretien avec le metteur en scène, et directeur du CDN de Nancy. Propos recueillis par Séverine Delrieu

Petit BulletinPourquoi avez-vous porté à la scène le texte de Maria Soudaieva ?
Charles Tordjman :
Cela fait une dizaine d’année maintenant, que nous avons monté à Nancy le festival Passages, exclusivement consacré au théâtre des pays de l’est européen. Cela va de la Pologne en passant par la Mongolie, l’Asie Centrale, la Russie…Je me suis donc beaucoup immergé dans la culture de l’est. J’ai eu l’occasion de découvrir la réalité socio-économique, socioculturelle, la politique des ces pays.
D’ailleurs, au moment où j’ai initié ce festival, je me suis souvenue que ma première vraie mise en scène - cela fait pas mal d’années maintenant, 35 ans-, était consacrée à Vladimir Maiakowski avec le texte La Punaise qui évoquait la découverte d’un homme gelé qui avait vécu 50 ans avant notre ère. On découvrait un russe des années 20 en 1970, et à travers lui, l’évolution du communisme. J’ai toujours été attiré par la mythologie des russes révolutionnaires.
Je suis directement un enfant de mai 68, période que je ne rejette pas, bien au contraire. Sur cette question de la révolution, la littérature russe a des poètes admirables. Marina Tsvetaeva qui s’est pendue, Maiakowski qui s’est suicidé, le poète Essenine, suicidé aussi. Il y a une tradition russe qui porte à son extrémité la révolution.
On le retrouve aussi chez Dostoievski ou Pouchkine. Il y a là quelque chose qui m’attire et pourtant qui ne fait pas partie de ma culture. Je suis un fils d’immigré, né au Maroc, ma culture est méditerranéenne. Mais cette chose du froid qui endurcit, me plait. Un jour, un ami journaliste, Jean-Pierre Thibaudat qui travaille avec moi sur le festival me dit : « tu dois lire Maria Soudaieva.» Je lis ce livre et j’en ai le souffle coupé. Les Slogans de Maria Soudaieva, c’est hallucinant : comment cette femme à t-elle pu assimiler autant de violence, comment le monde a-t-il pu lui faire autant mal ? Comment peut-on avoir aussi mal que cela ?.
J’ai rencontré dans gens dans ma vie des gens qui ont eu mal, qui ont souffert, j’ai croisé la maladie, la mort, mais là, il y avait une accumulation de douleur, de cris, de désir de vengeance contre le mal. Mal fait en particulier aux prostitués que le système utilise. J’avais là une métaphore ultime du monde qui va jusqu’à marchandiser le corps humain, après l’avoir massacré industriellement.
Le système politique russe est gangrené par la mafia, et on ne sait plus qui gouverne. Le monde va vers une catastrophe. En mai 68, on a pu avoir nous une chance incroyable de rêver la révolution, précisément parce qu’on avait pas le chômage, le Sida, la planète abîmée. On a vécu du rêve, et de l’imaginaire pour le monde. On est dans l’ère qui ressemble à l’apocalypse. J’ai eu envie de monter ce texte parce qu’il raconte cette brûlure énorme. Quelque chose c’est levé en moi en le lisant, et la question qui a surgi était : comment jouer cette tragédie puisque elle est écrite en slogans ?Justement sur scène, en plus des personnages des prostitués, vous ajoutez celui de Maria Soudaieva.
Je ne voulais pas d’un spectacle cérébral. Je voulais être concret, montrer le cri, la rage. On aurait pu rentrer les cris, chuchoter et laisser le spectateur imaginer l’horreur de ces existences. On n’a pas voulu.
Les 4 actrices qui jouent ont imaginé de manière organique la violence commise à l’égard des femmes. Le corps va très loin dans l’expression. Cela peut déranger mettre mal à l’aise. Mais on ne voulait pas d’un spectacle consensuel, de bons sentiments, Quand on lit Soudaieva, c’est insupportable, et on voulait rendre cette notion-là d’une manière organique. A tel point que certaines personnes m’ont parlé d’Arthaud et du théâtre de la cruauté.
J’avais pensé à la voix d’Artaud quand il lance ses prophéties et que sa voix se transforme, qu’elle vient du ventre, et je voulais cette même incarnation pour le texte de Soudaieva.
Que le corps sorte les empruntes d’un monde enfoui, et je sais que l’acteur porte en lui toutes les empruntes du monde, il est un peu Pompéi : il nous porte sur scène et c’est nous que l’on regarde en le regardant.Le romancier Antoine Volodine a traduit et est co-écrit Slogans. Il a aussi écrit Vociférations, pour le spectacle. Comment cela s’intègre-t-il ?
Antoine Volodine a découvert le texte de Maria Soudaieva. Il l’a rencontré à Macau. Elle était dans un hôpital psychiatrique. Elle lui a donné des textes totalement incompréhensibles, Slogans. Après qu’elle soit morte, il s’est senti le devoir de les réécrire, de les arranger et il a inventé un personnage, celui de Maria Soudaieva et écrit un texte pour celui-ci. Il a aussi inventé un autre personnage, une sorte de reine des prostitués, qui dit aussi des slogans mais ils sont des apaisements de slogans, ils calment. Slogans, c’est une lave de langue, une langue en feu. Cette langue est un ruisseau de cailloux, une langue comme des calculs rénaux : ont les fabrique, on ne sait pas qu’on les fabrique, mais quand cela se réveille, c’est douloureux, il faut les expulser. La langue de Volodine atténue la violence de cette langue. Le texte de Volodine aide les prostitués à accepter à aller vers la mort, à accepter la marche lente vers la mort définitive.

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