L'origine du monde

À l’occasion de la reprise de Et si l’homme avait été taillé dans une branche de baobab, rencontre avec Bruno Thircuir, metteur en scène de la Fabrique des Petites Utopies, qui évoque avec nous la riche saison à venir. Propos recueillis par François Cau

Petit Bulletin : Quel regard portes-tu sur la trilogie (les spectacles Et si l’homme…, Niama Niama, et bientôt Kaïna Marseille), maintenant qu’elle est quasiment montée ?
Bruno Thircuir : Ce n’était pas à l’origine un projet de trilogie. Je voulais au départ adapter Désert de Jean-Marie Le Clézio… T’as vu pour le Nobel ? C’est cool, j’espère que ça encouragera nos autres auteurs ! Je voulais m’inspirer de cette histoire que je trouvais fondamentale, entendre que des jeunes quitteront coûte que coûte l’Afrique grâce à leur énergie, et à quel point c’est bien et riche pour nous. Arrivé là-bas, je n’arrivais à écrire cette adaptation, et on s’est plongé dans tous ces contes qui racontent cette nécessité. De notre côté, on grandit avec des histoires ancrées dans des rapports patrimoniaux, avec nos châteaux, nos princesses, notre espèce de sédentarité, et là-bas les gamins sont élevés avec des contes où on te dit “marche, va devant“, parce que c’est chouette d’aller voir ailleurs comment la Terre tourne. J’avais vraiment envie de le raconter à nos gamins d’ici. Sans le vouloir, c’est devenu un diptyque, et quand Catherine Zambon est venue voir Et si l’homme…, elle m’a dit avoir écrit la suite. C’est vrai que j’étais toujours un peu emmerdé par les réactions de certains spectateurs à la sortie de l’adaptation de Désert, qui étaient dans une espèce de bonheur – puisque c’est le titre de la partie qu’on a adapté – au moment où elle quitte l’Afrique pour arriver à Marseille et qu’elle ouvre les yeux sur la ville. J’étais toujours à me dire qu’il manquait un épilogue, du genre “tant de personnes tentent cette traversée et tant vont être refoulées, tant vont se noyer“, j’avais une envie de retour au réel que je n’ai jamais fait, en me disant que les spectateurs allaient faire ce trajet seuls. Quand j’ai lu le texte de Catherine, j’ai été frappé : ça commence exactement à l’endroit où on laisse notre petite Lalla, dans le port de Marseille, avec un bébé dans le ventre. Alors que Le Clézio nous montrait son accueil par une ONG dans la France des années 70-80, où le portes étaient plutôt ouvertes, Catherine Zambon écrit la France de Sarkozy, le récit d’une nana qui se retrouve coincée par tout le système de clandestinité qui favorise, 1 : les réseaux, 2 : le proxénétisme. Donc, voilà notre retour au réel. C’est vrai qu’au final ça donne une trilogie très structurée, mais sans le vouloir. Il y a la vision contée, de notre patrimoine à tous, plus ou moins partagée mais qui nous a fait grandir à travers les contes. La vision romanesque, celle qui dit qu’on aimerait tous vivre dans un roman – surtout toi ; et enfin la vision documentaire, ce fameux retour au réel. Là, on enferme les spectateurs dans cet univers de container dans un port de Marseille – Zambon a vraiment accompagné des associations qui s’occupent de clandestins, et elle était sidérée qu’il n’y ait pas de filles clandestines. Bien évidemment il y en a, plein, sauf que les réseaux de prostitution s’en occupent avant eux. Comment concilier l’approche documentaire et son rendu scénique ?
Déjà, l’écriture de Catherine Zambon n’est pas documentaire. Elle décrit un personnage d’une poésie vraiment forte, dans une belle langue. Après, on reste sur nos dadas de la Fabrique, on installe les spectateurs dans un univers, on les engouffre dedans. C’est comme ces expos où tu te retrouves à être le héros de la scénographie, et bien là, sans trop en dévoiler, il y a l’idée d’installer le spectateur au cœur de l’état du personnage qu’on met en jeu. J’espère qu’on pourra éprouver un tout petit peu ce qu’est l’enfermement, le fait de passer des nuits caché dans des containers. La crainte, aussi, l’état de clandestinité te met dans une situation d’illégalité où tu as peur de tout, de bosser… On essaie de bosser sur cette crainte-là, on fait intervenir de la violence, des paramètres extérieurs pour mettre le spectateur en situation. Mais pour le docu-théâtre… Je ne sais pas comment nommer ce qu’on fait. Peu de gens ont cette liberté de fabriquer complètement l’endroit où tu accueilles le spectateur. On se pose toujours la question avec François (Gourgues, directeur technique de la Fabrique, NDLR) de savoir ce que pense le spectateur, de se mettre dans sa tronche. On n’est pas dans une boîte à quatrième mur ouvert et assis confortablement. Dans cette version romanesque de Désert, on était tous inclus dans ces tentes, et là on essaiera d’installer le spectateur dans un inconfort – si j’avais pu mettre des rats, j’en aurais mis. Après, on signifie bien sûr qu’on est au théâtre. On met les signes, on se maquille à vue, mais quand ça commence…Tu prends le risque de retourner contre lui la sympathie, l’émulation du public sur les deux premiers spectacles…
Je ne veux pas me retourner sur notre histoire dans vingt ans et me dire “oh merde, on a refait des camps“ – il faut appeler un chat un chat, des camps de rétention qu’on finance à coups d’euros consacrés au développement, des mouroirs dont les statistiques de salubrité où de survie sont inconnues… À un moment donné, on ne peut pas rester sur le solaire et le merveilleux qu’on partage entre bobos spectateurs de théâtre. Ce qui me motive le plus, ce sont les lettres d’africains vivant en France qui me disent oui, il faut monter ça, oui, il faut le tourner là-bas parce que les gamins d’Afrique Noire doivent savoir que c’est l’enfer pour eux de vivre en Europe. Le discours de Dakar a dû te sembler particulièrement obscène…
C’était d’une grande bêtise. Non seulement l’Afrique est rentrée dans l’Histoire, mais elle en est au cœur. L’histoire de l’Europe est liée à celle de l’Afrique, alors certains crétins peuvent continuer à la nier, mais notre prospérité a été bâtie sur l’exploitation de l’Afrique.Est-ce que les réactions du public africain t’ont influencé sur les créations ?
Il y a un truc que j’adore continuer à faire, malgré la difficulté, c’est de mettre en scène des choses que tu ne comprends pas. Il y a des parts de rituels africains qui me passent au-dessus de la tête, et je fais confiance à Alphonse (Atacolodjou, comédien, NDLR) et Moussa (Sanou, musicien, NDLR) pour mettre en jeu des parts de chacun de nous qui sont de l’ordre de l’incompréhensible. Quand on est allés jouer Et si l’homme… en Afrique, j’entendais les réactions de la salle qui m’ont conforté, on a eu raison de mettre en jeu des choses qui ne nous appartiennent pas. Plus simplement, j’espère fonder un théâtre sur l’écart de perception, jusqu’à ne pas aimer un spectacle. Si le spectacle n’est pas aimé, ce n’est pas grave, il n’est pas fait pour être aimable mais pour renvoyer à notre propre autisme sur la réalité. Ce ne sont plus des trains qui vont en Allemagne, mais des avions qui décollent sans cesse pour l’Afrique, des gamins qui quittent leur classe. J’ai appris que sur des campus, ils étaient en train de donner des fausses cartes d’étudiant pour empêcher les procédures d’expulsion, c’est de la résistance, la forme de résistance qu’il faut mettre en œuvre aujourd’hui.Les enjeux de ces créations vont ont naturellement poussé à travailler en direction des quartiers ?
Depuis la création du théâtre mobile, la question est double : comment s’installer chez les gens pour travailler, et comment leur présenter notre boulot. Petit à petit, on a été invité en milieu rural, en milieu urbain. Pour ce qui est du quartier Mistral, c’est la ville de Grenoble qui a fait un appel à projet, pour savoir qui avait envie de bosser là. On n’était pas cinquante à répondre… Ce qui me plaisait, c’était l’ambition, comment travailler avec les habitants, comment on s’installe dans les quartiers dits difficiles – pour moi, ils sont juste pauvres, Mistral c’est le quartier où t’as le plus de population, la porte d’entrée sur Grenoble, parce que dès que t’as un peu d’argent tu cherches à quitter Mistral. C’est un endroit avec très peu d’équipements, sans lieu de monstration. Ça fait un an qu’on monte nos projets là-bas et ça se passe aussi bien que quand on les montre à Meylan, avec l’Hexagone, dans une clinique psychiatrique, avec une scène nationale, ou à Paris avec Beaubourg. Ça raconte aussi l’abandon de ces quartiers. Je me souviens, il y a quinze ans, Chantal Morel disait “mais pourquoi on ne va pas jouer Crime et Châtiment à Mistral ?“. J’étais parti en repérage, et j’en avais conclu qu’il n’y avait rien, mais que si on montait une scène en bois, on pouvait jouer sur la place. Quand il se passe quelque chose, les gens viennent. Ça me réjouit d’être accompagné par l’Espace 600 parce que sans eux ça ne marcherait pas. L’Espace 600 a normalisé le fait d’aller là-bas.Où en est le projet Babel ?
Ça avance, on construit la tour. Il fallait bosser à la démesure de cet espace urbain. L’autre jour j’étais au Café Musique avec François, à dessiner et à débattre sur comment parler de la ville à aujourd’hui, et le patron nous a demandé si on allait faire un spectacle à la Royal Deluxe… On a cette image de gens aculturés, alors qu’il y a une énorme envie de cette image d’un théâtre populaire. On n’aura pas les moyens de Royal Deluxe, mais ce sera à la démesure de notre folie, de notre désir d’altérité. Et si l’homme avait été taillé dans une branche de baobab
Les 14 et 16 oct à 14h30 et 20h, le 15 oct à 20h, au Parc Bachelard

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