Côté obscur

Tour à tour raillée ou crainte, vidée de sa substance par sa récupération mainstream (notamment à cause de cette foutue trilogie Twilight), la mouvance dark survit au-delà de toutes ces idées reçues, et possède même ses hérauts grenoblois. FC

Au commencement était le punk. Un rejet franc, massif et frontal des valeurs prônées par les ébauches de nos sociétés contemporaines, émergeant au Royaume-Uni au mitan des années 70, alors que la déconstruction sociale thatchérienne pointe le bout de son nez. Une volonté de faire table rase des éléments du passé tout en soulignant à quel point le futur n’est pas possible. Pour ce qui est du côté musical, un déni de toutes les affèteries du rock pour revenir au cri rageur primal, un sens de la provocation aiguisé, le désir permanent de choquer le bourgeois faute de lui mettre des coups de pieds au cul. Le punk fédère bon nombre de ceux qui ne se reconnaissent pas dans le monde qui se dessine alors, ce qui fait quand même beaucoup de gens. Culturellement, les dissensions ne tardent pas à naître, précipitant les créations de mouvements connexes, post-punk, new wave, cold wave, et enfin le mouvement gothique. Une nébuleuse complexe, ces appellations étant plus que de raison amenées à s’entrecroiser, mais dont il ressort que les membres se regroupent par affinités musicales – mais dès le tout début des années 80, la culture gothique ou dark prend son essor et s’affranchit du punk pour vivre sa propre existence. Antisocial, tu as le sang froid
Au niveau artistique, dans le sens le plus large du terme, on retrouve chez les gothiques de nombreux points de concordance : Baudelaire, Lautréamont, Edgar Allan Poe et Bram Stoker sont les lectures de prédilection ; en peinture, primeur est donnée aux vanités. Pour Aymeric Ponsart, taulier du Mark XIII et dark revendiqué, «le gothique est à la croisée du romantisme et de la rébellion. C’est qu’à un moment, tu t’interroges sur la valeur de la vie dans notre société, tu ne comprends pas pourquoi les gens veulent par-dessus tout rester aveugles. De fait, ça réduit l’espace que tu peux accorder aux autres, et ça peut créer une sorte d’isolement. Après, c’est ce que j’ai toujours dit : un gothique n’est pas un dépressif ou un pessimiste, c’est juste quelqu’un d’objectif». Plus largement, pour Nathalie Tjernberg, organisatrice (infortunée cette année) de La Nuit des Ombres, «le mouvement procède par réappropriation de beaucoup de choses de notre culture. C’est un voyage dans le temps permanent, dans les tréfonds, dans tout ce qui est sombre, tout ce qui peut rappeler la condition humaine, pour donner plus de densité à l’acte artistique». Comme tout mouvement naissant en opposition aux modèles préétablis, le gothique fait peur, suscite une incompréhension laaaaargement relayée par les médias nationaux, depuis maintenant près de vingt ans. Assimilations avec le black métal – et donc le satanisme, tant qu’à être dans la caricature, allons-y gaiement -, réductions au plus petit dénominateur commun pour faire pouffer les ménagères de plus de 50 ans, diabolisations effrénées dans un souci d’épure normative… D’autant qu’en France, la différence est particulièrement mal vue, surtout si le vestimentaire est par trop ostensible. Comme le dit très bien Aymeric, «Il ne faut pas bousculer les Français, tout ce qui est différent est mal, c’est comme ça. J’ai souvent la nostalgie du temps où j’habitais à Londres, où mon boulanger arborait une crête bleue… Le gothique n’a jamais été un mouvement à problème, mais il y avait une grosse incompréhension, on se faisait régulièrement matraquer la tronche». Autre source de discorde avec la bien-pensance généralisée : le rejet de toute donne politique et surtout religieuse. Un élément-clé du mouvement, qui poussera notamment les autorités nationales à le rapprocher d’un dogme sectaire… Endurcir les mœurs
Ce qui réunit avant toute autre chose les goths, c’est bien évidemment la musique. Le cœur névralgique, le nerf sensible, l’affinité sélective. En décrivant l’origine de ses goûts pour les musiques dark, Nathalie les résume avec brio. «J’y suis arrivé plus tard que les jeunes de mon âge, je viens à la base du classique, de l’opéra. J’y suis venu progressivement, au gré des choses. Je n’aime pas ce qui est trop léger, donc forcément… J’ai développé une véritable fascination pour cet art, pour ce non-consensuel qui prend en compte tous les aspects de la vie, et pas que le rose bonbon. Je pense que l’art est complet quand il fait appel à l’intégralité du panel sentimental, émotionnel». Pour Aymeric, le grand choc esthétique viendra en 1985, avec la découverte de l’album The Head on the Door des Cure (porté par le single Close to me), pas forcément leur opus le plus dark, mais en sondant plus avant leur discographie et les sonorités liées, c’est tout un monde qui s’ouvre soudainement. A cette époque complètement insensée où Internet n’était encore qu’un concept à même de faire pouffer les mêmes ménagères que tout à l’heure, l’émulation se fait plus naturellement entre camarades de bahut. On s’échange les découvertes, on squatte les mêmes cafés. Puis, à la fin des années 80, le Magique, plus connu sous le nom d’Espace Drac Ouest, surfe sur cette mode très prégnante à Grenoble, et initie les premiers événements fédérateurs de la culture goth, à l’initiative du désormais mythique DJ Vic, un anglais – goth - bossant comme chercheur dans notre Capitale des Alpes. La programmation n’est pas exclusivement dark, mais ces soirées rassemblent jusqu’à un bon millier de personnes, et font de Grenoble une plaque tournante du mouvement gothique. Nos futurs
Des lieux emblématiques de la culture goth émergent alors : la boutique de fringues Tunxten, le coiffeur / tatoueur Scalp, puis la boutique Hors Norm (toujours ouverte rue Thiers)… Lorsque les soirées du Magique cessent, ses enfants naturels se sentent pousser des ailes d’activistes de la cause, frustrés de la voir s’épanouir librement en Allemagne et en Angleterre tandis que la France continue à entretenir les clichés malsains à son endroit. Sur Grenoble, sont donc organisées des soirées au squat Louis Maisonnat, au Dock (lieu de la rue Charrel toujours actif dans le domaine), à la Zone Interdite, qui fédérait normalement les bikers rockeux du coin, ou encore au Hangar, au Touvet. Même l’Espace Scotch Club, discothèque “conventionnelle“ s’il en était, sent passer l’air du temps et consacre occasionnellement une de ses salles à des soirées dark. Les associations Mark XIII et Darkt 56 voient le jour, et feront perdurer l’esprit gothique à Grenoble. Lequel s’est bien assagi depuis cet âge d’or, mais a fini par entrer un peu plus dans les mœurs – ses détournements mercantiles par la culture mainstream n’y sont pas étrangers, inutile de se leurrer (mais pour autant, quand un goth croise un fan de Twilight, il ne se sent pas très d’humeur bisou-bisou). Comme le fait remarquer Aymeric, «La Loco à Paris faisait encore des soirées dark jusqu’à il n’y a pas si longtemps, on a maintenant deux magazines spécialisés, D-Side et Elegy, alors qu’on n’a eu pendant très longtemps que des fanzines. Et au niveau artistique, on a gagné une vraie crédibilité, nos groupes s’exportent et sont reconnus dans la scène dark». Même sur les bancs de l’Assemblée Nationale, les causes dark et métal ont leur porte-parole en la personne du grandiose Patrick Roy, député PS fan de Gojira n’hésitant pas à brandir des Unes d’Elegy devant une majorité toute interdite… A l’heure où ces grands réactionnaires de Christine Boutin et de Philippe de Villiers conjuguent leurs maigres forces pour bouter le Hellfest (l’un des plus grands festivals français, tout de même) hors de Gaule, voilà de quoi rassurer. Un peu. Abnégation…
Bah ouais, faut pas se mentir, le gothique a toujours mauvaise presse. Nathalie et Aymeric partagent le même exemple. «Quand un gamin se suicide, ce qui arrive malheureusement encore souvent, pour peu qu’il ait été gothique, les médias axent systématiquement là-dessus. Ce qui fait que pour les parents, quand un enfant s’intéresse à cette culture, c’est vécu comme un drame». Si les gestionnaires de salles sont moins craintifs aujourd’hui, que les pouvoirs publics ne se pincent plus trop le nez quand tombent des demandes de subventions, l’image négative du mouvement a toujours la vie dure. Selon Nathalie, «il y a beaucoup d’a priori, on s’en rend surtout compte en recherchant des partenaires privés, des transporteurs, des hôtels, des boissons ; dès que j’annonce l’esthétique, ils ne veulent pas y être associés, ce qui rend les choses beaucoup plus difficiles. On ne peut pas lutter contre les reportages condescendants et mensongers de Delarue, M6 ou même Ardisson». C’est dans ce contexte tellement frenchy qu’un événement comme la Nuit des ombres a toute son importance, histoire d’apporter «un peu de lumière» sur ce qui est toujours considéré comme une sous-culture, dans le sens le plus honteusement péjoratif du terme. Croisons les doigts pour l’année prochaine…

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