Le grand silencieux

Ça y est, après un faux départ quelques mois en arrière, l’immense Leonard Cohen arrive finalement dans notre cité du vice. Portrait énamouré d’une icône musicale unique. François Cau

Leonard Cohen, c’est avant tout une voix. Un timbre mythique qui aura gagné en gravité d’album en album, sans se déparer de sa puissance initiale. Un son qui vous enveloppe d’une chaleur troublante, dont la sensualité à nulle autre pareille peut cacher l’ultime beauté comme la plus sublime des dépressions. Quand Leonard Cohen chante, même les non-anglophones les plus farouches ont immédiatement une quantité d’images qui leur traversent la tête, peu importe que leur sens soit faussé, le feeling est là. Quand la barrière de la langue s’abat, c’est un univers poétique saisissant qui se révèle, forgé par ses allers-retours entre l’écriture et la musique, et dont l’évidence sidère dès son premier album (Songs of Leonard Cohen, 1967). Il a cerné comme personne les tourments affectifs, la cruauté passionnelle et la superbe des étreintes. Il a développé ses propres convictions en marge de toute influence, lui, le juif ascendant zen bouddhiste fasciné par l’imagerie chrétienne, le fataliste indécrottable, progressiste sur certaines questions, réac sur d’autres. Observateur distancié du bruit du monde, il a toujours survolé un showbiz dont il s’est montré très poliment indifférent, n’accordant qu’un crédit tout relatif à la masse invraisemblable de ses flagorneurs, doutant en permanence de son succès. Un homme insaisissable, mystérieux, intègre ; et du haut de ses 76 ans, sur scène, il demeure l’incarnation indépassable de la classe ultime. Une voix dorée
Leonard Cohen, c’est une lutte permanente contre une mélancolie à fleur de peau, une déprime constante qu’il ne parviendra partiellement à exorciser par l’humour que dans ses derniers albums. Un spleen aliénant, pathologique, qui a poussé notre homme à trouver son identité et son salut dans l’écriture. Il se reconnaît dans la prose torturée d’Henry Miller, se pâme pour les vers de Federico Garcia Lorca, saute le pas rapidement et publie un premier recueil de poésies à l’âge de 22 ans, alors qu’il est encore à l’université. De publication en publication, son aura s’insinue durablement dans les cercles littéraires, jusqu’à ce que l’illumination qu’il relatera en 1988 avec une délicate ironie dans le morceau Tower of song («I was born like this, I had no choice / I was born with the gift of a golden voice») s’impose à lui : il utilisera son plus prodigieux atout, sa voix, pour interpréter ses textes. Songs of Leonard Cohen le propulse illico dans la stratosphère des songwriters les plus emblématiques (et fait grimper en flèche le nombre de Suzanne dans les maternités). Deux ans plus tard, Songs from a room confirmera qu’il ne s’agissait pas d’un coup d’essai : Leonard Cohen installe définitivement dans le paysage musical contemporain sa voix somptueuse, ses textes précieux, ses compos dépouillées, sa dégaine émaciée. Un sans-faute, jusqu’en 1977 : il enregistre Death of a Ladies’Man avec Phil Spector – soit l’un des plus grands psychopathes que l’industrie du disque américaine ait eu à couver en son sein. Le producteur applique à la musique de Cohen ses méthodes peu orthodoxes, tant au niveau professionnel qu’artistique. Comme à son habitude, Spector règle les différends à la menace physique ; le tout pour un résultat jugé joliment grotesque par l’artiste. Un homme et des vœux
Un rien échaudé par l’expérience, Leonard Cohen décide de reprendre le plein contrôle artistique, et par là même de se faire plaisir. Sur Recent Songs (1979), il convie avec pertinence un orchestre de jazz fusion et des instruments orientaux. Sur Various Positions (1984) et I’m your Man (1988), il craque totalement pour cette drôle de bête, alors furieusement tendance, nommée synthétiseur – avec le recul, difficile de savoir si Leonard Cohen voulut pousser les possibilités de l’instrument dans ses derniers retranchements ou tout simplement s’en amuser. Au mitan des années 90, alors qu’il vient d’achever la tournée consécutive à la sortie de The Future, Leonard Cohen se retire dans un monastère bouddhiste près de Los Angeles. Il y restera cinq ans, y sera ordonné moine et rebaptisé Jikan, ce qui signifie, pour la plus grande horreur de ses fans, “silence“. En 2001, un Leonard Cohen plus apaisé et moins amer que sur The Future nous revient avec Ten new songs, même si le ton apparemment primesautier d’un morceau comme In my secret life cache des paroles toujours aussi dures et pessimistes – s’il continue à exprimer son puissant mal-être ou son rapport paradoxal à la passion, sa voix laisse deviner, non sans une certaine malice piégée, qu’il a appris à l’accepter. D’une générosité exemplaire lors de ses récents concerts, Leonard Cohen demeure égal à lui-même, et offre à ses publics un plaisir à la hauteur de la dévotion dont il est l’objet. La classe, on vous dit. Leonard Cohen
Vendredi 17 septembre à 20h, au Palais des Sports

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