Dans les musées grenoblois, ces oeuvres à la provenance douteuse

Spoliation / Il y a un an tout juste, on vous parlait de la politique de restitution des objets d’art appartenant à la Ville de Grenoble et qui auraient été spoliés durant la période coloniale ou la Seconde Guerre mondiale. Une première liste d’objets soupçonnés d’avoir été mal acquis a été établie par le musée de Grenoble et le Museum, les recherches étant encore en cours à la bibliothèque municipale. 

Une liste provisoire des œuvres conservées à Grenoble qui pourraient avoir été acquises de manière illégitime a été publiée il y a quelques mois. Pour le moment, rien à la bibliothèque. Au musée de Grenoble, on a commencé par étudier la collection asiatique, la plus fournie, avec 700 pièces ramenées par le général Léon De Beylié, en poste régulier en Indochine à partir de 1884.

à lire aussi : Restitution d'art africain : Grenoble veut prendre les devants

Parmi ces objets, certains ont été achetés sur le marché européen, d’autres ont été fabriqués sur la commande même du général, et certains pourraient avoir été spoliés. C’est le cas d’une cloche de bronze, qu’il a fait parvenir au musée de Grenoble en 1888, alors qu’il était officier d’état-major dans le Tonkin. Prolifique en correspondances, Léon De Beylié indique « avoir reçu une cloche dont on aurait "soulagé" une pagode ». L’emploi du verbe soulager est un indice fort... Problème : le musée de Grenoble possède deux cloches de bronze, reçues la même année de la part du même donateur. De Beylié mentionne la seconde dans une lettre comme une cloche qu’on « lui promet ». Qui, quand, comment ? Difficile à dire. Si la pagode "soulagée" a été identifiée (elle se trouve dans l’actuel Vietnam), sur les deux cloches du musée, on ignore laquelle a été obtenue par "soulagement", laquelle par promesse. Compliqué… « Cependant toutes les deux semblent avoir été prises par des soldats du corps du Tonkin lors des opérations de guerre, puis offertes à Léon de Beylié », précisent les conservateurs du musée de Grenoble.

Dans la même collection, deux pièces récupérées en 1890 par l’institution sont signalées. Il s’agit de morceaux d’un décor de la toiture d’une pagode, située à la frontière avec la Chine, où les combats pour le contrôle du Tonkin ont fait rage entre 1881 et 1885. Ces très belles œuvres en terre cuite représentent des dragons. Léon de Beylié écrit : « Il y en avait deux identiques à chaque extrémité du toit, probablement. La pagode avait été brûlée, et je ne sais comment ces fragments avaient été conservés intacts chez le chef de poste. »

« Passées de mains en mains dans un contexte privé, ces statuettes ne rentrent pas dans le fonds collecté dans les ruines des temples khmers pour les musées français, avec lʼaccord du roi du Cambodge. »

Laissons-là le général De Beylié, mais restons en Asie avec Frédéric Didier, Berninois de son état, et ex-chef de bureau à la direction de l’Intérieur à Saïgon. Il est le donateur (en 1876) de deux statuettes, une tête de Bodhisattva en grès, datée du Xe au XIIe siècle, et un Bouddha en plomb bien plus récent, de la première moitié du XIXe siècle. Les deux proviennent de temples khmers en ruines du Cambodge, bien identifiés. Selon une correspondance archivée à la bibliothèque municipale, les conservateurs du musée déduisent que ces pièces de quelques centimètres, « passées de mains en mains dans un contexte privé, ne rentrent pas dans le fonds collecté dans les ruines des temples khmers pour les musées français, avec lʼaccord du roi du Cambodge ».

Pour l’Afrique, ça se complique

Départ pour l’Afrique. La collection africaine du musée de Grenoble est moindre (130 pièces environ) et beaucoup moins bien documentée. Entamé en 2008 à l’occasion d’une exposition, le travail de recherche avait permis de dégager une dizaine d’objets à la provenance trouble. Parenthèse : si les pays africains, vidés de leur patrimoine culturel durant la période coloniale, sont – à des degrés divers – demandeurs de restitutions, ce n’est pas le cas, pour le moment, des pays asiatiques. Parenthèse refermée.

Le musée liste de très beaux objets pour lesquels les doutes subsistent. Exemple, cette statuette congolaise Nkisi, dont on ignore comment elle est arrivée en Europe. Servant à recueillir l’esprit des ancêtres, elle a attiré l’attention des conservateurs car elle porte des traces d’usage. Ces indices permettent d’établir s’il s’agit d’objets "au goût du colon", donc spécialement fabriqués pour être vendus aux Européens, ou de véritables témoignages de l’histoire et la culture des populations. Venu du Burkina Faso, le masque Wan-Nyaka est issu de la collection de Joseph Colomb, alors fonctionnaire colonial. Il fera l’objet d’une étude poussée pour déterminer s’il a été effectivement porté, ou s’il s’agit d’une production décorative dédiée au colon, beaucoup moins significative donc. Autre cas de figure avec un superbe masque nigérian acheté par le musée de Grenoble en 1982 à la Société togolaise des arts nègres. Dans ce cas, la pièce est entrée légalement en France, et le musée est de bonne foi ; mais un soupçon porte sur l’éventuelle acquisition de l’œuvre par la société à la faveur de la guerre du Biafra, guerre civile qui a déchiré le Nigéria entre 1967 et 1970. 

Le Muséum en sens inverse

Pour ce qui est du Muséum, parmi sa collection de 5 millions de pièces, une centaine fait l’objet d’une étude pour déterminer si elles entrent, ou pas, dans le cadre d’une acquisition illégitime. Un travail très difficile au vu du peu de documents disponibles. Le Museum prend donc les choses dans l’autre sens, considérant que la plupart des objets issus de militaires ou de fonctionnaires dans les colonies françaises en Afrique peuvent être considérés d’office comme spoliés. Il est hautement probable, en effet, que les militaires en campagne n’aient pas tenu compte outre mesure de l’avis des populations autochtones ; et que les hauts fonctionnaires aient usé de leur influence et leur pouvoir pour obtenir des objets au désavantage de leurs propriétaires. Par exemple, on peut légitimement penser que la trompe de guerre en ivoire ramenée de République centrafricaine n’a pas été vendue à sa juste valeur au lieutenant d’infanterie Félix Fouque. Idem pour cette cuillère en bois du sergent-major Gaston Cassien, déployé dans la campagne dite de "pacification" contre les Touaregs. Par conséquent, le Muséum entreprend de déterminer, à l’aide d’experts, les objets de la liste qui ont été conçus "au goût du colon", afin de les en exclure. 

Une fois la spoliation établie, ces pièces pourraient-elles rejoindre la liste des MNR (Musées nationaux récupération, ndlr), œuvres conservées dans les musées dans l’attente que leur propriétaire se manifeste ? Il y en a quatre au musée de la Révolution de Vizille, deux au musée de Grenoble. On en est loin : aujourd’hui, cette procédure ne concerne que la spoliation des juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Pour l’appliquer aux œuvres mal acquises durant la période coloniale, il faudrait un projet de loi spécifique qui encadre la restitution. Très complexe, ce projet avait été promis par Emmanuel Macron en 2017. 

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Lundi 24 avril 2023 Le secteur culturel grenoblois s’empare, depuis peu mais à bras-le-corps, du sujet épineux de la transition écologique. Mobilité des publics, avion ou pas avion pour les tournées des artistes, viande ou pas viande au catering, bières locales ou pas...
Lundi 28 mars 2022 Ce n’est pas tous les jours que la collection permanente du musée de Grenoble s’enrichit d’une œuvre nouvelle. En l’occurrence, un tableau du XVIIe siècle, signé du trop méconnu Reynaud Levieux, qui a bénéficié pour l’occasion d’un travail...
Mardi 4 janvier 2022 À l’occasion du bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes, l’égyptologue Karine Madrigal donne une conférence le 17 janvier à l’auditorium du musée de Grenoble. Le public grenoblois sera mis au parfum des récentes découvertes issues du fonds...
Vendredi 29 octobre 2021 L'exposition de l'année au musée de Grenoble, "Pierre Bonnard, les couleurs de la lumière", ouvre au public le 30 octobre. Notre avis : c'est magnifique.
Mardi 2 novembre 2021 La Bibliothèque d’étude et du patrimoine (BEP), rouverte au public il y a moins d’un an après des travaux de réhabilitation, se dévoile lors d’une visite spéciale le 13 novembre. L’occasion d’en savoir plus sur son architecture et les trésors...
Mardi 19 octobre 2021 Avec "Dessine-moi..." le Muséum de Grenoble propose une exposition qui ravira autant les adultes curieux de l’histoire de l’illustration naturaliste que les enfants qui ont le bout du crayon qui les démange.  
Jeudi 20 mai 2021 Avec Italia Moderna, le musée de Grenoble propose, en écho à l'oeuvre de Morandi, une exposition qui dresse un bel aperçu d’un siècle de création transalpine à travers la sélection d’une soixantaine de pièces issues de ses collections.
Jeudi 20 mai 2021 Figure discrète de la peinture italienne, Morandi n’en a pas moins produit une œuvre qui s’impose comme une sorte d’évidence captivante dont l’exposition du musée de Grenoble rend compte avec élégance.
Mardi 23 mars 2021 Cette année, la Nocturne des étudiants du Musée de Grenoble prend la forme d’un jeu vidéo immersif accessible pendant plusieurs soirées. Les projets artistiques sont mis en scène dans un espace muséographique inédit que le visiteur peut parcourir à...
Mardi 2 mars 2021 Le Musée de Grenoble l’a confirmé : sa grande exposition consacrée au peintre italien, qui devait ouvrir en décembre dernier et reste actuellement portes closes, verra sa date de clôture reportée.
Vendredi 18 décembre 2020 Travaux terminés et conditions sanitaires respectées : les espaces de la bibliothèque d’étude et du patrimoine, boulevard Maréchal-Lyautey, seront de nouveau accessibles à partir de samedi 19 décembre après-midi. Une reprise par étapes.
Mardi 8 décembre 2020 Peinture. C'est LE grand événement du Musée de Grenoble prévu pour la fin de l'année : une grande exposition consacrée au peintre italien Giorgio Morandi doit ouvrir ses portes le 16 décembre. Et ce n'est pas tout...
Mardi 23 juin 2020 Après le Musée de Grenoble, le cimetière Saint-Roch est un bon endroit pour découvrir les artistes grenoblois du XIXe siècle. Une association assure la visite. Explications.
Mardi 9 juin 2020 La lecture a été pour beaucoup un moyen d’évasion pendant le confinement. Aujourd’hui, la réouverture des bibliothèques et librairies enthousiasme de nombreux lecteurs. Ces structures nous en disent plus sur leurs conditions de reprise.
Lundi 11 mai 2020 Début de déconfinement oblige, les équipes des musées de Grenoble et de la grande agglo sont à pied d’œuvre pour préparer la réouverture de leurs établissements. D'où cette première liste des lieux où il sera bientôt possible de retourner.
Mardi 10 mars 2020 C'est un avant-goût de la grande exposition du Musée de Grenoble consacrée aux artistes du XIXe siècle : dimanche 15 mars, l'association Musée en musique organise une journée découverte. On vous en donne les détails...
Mardi 18 février 2020 Le Museum de Grenoble propose une grande exposition sur ces animaux captivants. On y découvre leur histoire, mais aussi les risques qui pèsent sur leur survie aujourd'hui. Didactique et très intéressant.

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X