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Une grand-mère à la mémoire défaillante décide de suivre un atelier de poésie, tandis que son petit-fils est impliqué dans une affaire de viol ; comme à son habitude, Lee Chang-Dong s’empare d’un sujet impossible et l’emmène vers des sommets d’émotion et de subtilité. Christophe Chabert
Intelligence de la mise en scène : Lee Chang-dong reprend la modestie cinématographique de Secret sunshine, caméra portée, lumière naturelle et décors ordinaires, pour filmer cette histoire impossible. Ce qui chez beaucoup de cinéastes pourrait passer pour de la paresse ou de la désinvolture, est en fait une arme au service du dessein global de Poetry. À savoir, créer une incertitude constante dans la narration — impossible de savoir à chaque début de séquence comment celle-ci va se terminer — et conduire en douceur le spectateur vers une élévation émotionnelle et spirituelle qui se confond avec le trajet de son héroïne. La matière romanesque du film ne cesse ainsi de se recomposer en cours de route : pour étouffer l’affaire de viol, les parents, tous notables aisés de cette petite ville coréenne, se concertent et choisissent de verser une forte somme d’argent à la mère de la fillette. Mija, seule femme et seule pauvre au sein du groupe, se plie passivement à cette décision prise sans qu’on lui demande son avis. Elle doit trouver un moyen de réunir l’argent, et est même désignée comme celle qui devra négocier avec la mère. Le portrait cruel de la corruption ordinaire d’une société obsédée par la respectabilité est déjà en soi d’une force incroyable. Mais Lee Chang-dong a encore autre chose en tête : une scène géniale montrant l’échec de la rencontre entre Mija et la mère, sans qu’on puisse en connaître la raison. Moment d’égarement lié à Alzheimer ? Réaction d’orgueil d’une femme contre une injustice flagrante dont elle refuse d’être l’émissaire ? Intelligence du récit : plus le film avance, plus nos certitudes se brouillent, plus nous sommes conduits à en accepter l’indécision. Cette instabilité permet au film d’éviter magistralement tous les écueils et de bousculer tous les stéréotypes : ainsi de ce type un peu beauf rencontré dans une soirée de lecture poétique, dont Mija s’offusque de la vulgarité, mais qui s’avèrera être un flic brimé par sa hiérarchie pour avoir courageusement dénoncé la corruption de la police coréenne.Toute la beauté du monde
Ce refus de la facilité se retrouve dans le rapport que Mija et le film entretiennent avec la poésie. Lee Chang-dong ne cherche pas à «poétiser» Poetry, ramenant l’acte poétique au même niveau de quotidienneté que les autres événements. C’est la part la plus drôle du film, celle qui décrit la curiosité et la perplexité de Mija face à ce nouveau rapport au monde et aux choses. Ce n’est pas la qualité des poèmes qui intéresse le cinéaste — pour chasser toute ambiguïté, il place dans la bouche d’un jeune poète aviné un tonitruant «La poésie, c’est de la merde !» ; c’est le rapport à l’acte d’écrire ou, à défaut, de réciter qui compte. Enfin, presque… Car dans son dernier mouvement, Poetry va effectivement à son tour s’essayer à la poésie. Il y était déjà parvenu en filmant, sans effet ostentatoire, quelques gouttes de pluie sur un petit carnet, comme une prise d’élan avant le grand envol final. Un envol au cours duquel Lee Chang-dong va prélever la beauté du monde avec le même dispositif naturaliste, le même refus de l’esthétisation manipulatrice, la même vérité simple et nue. Mija devient alors une sorte de personnage heideggerien : à la poursuite de son être-là par la puissance de l’énonciation. Une émotion intense s’empare alors du film, mais ce n’est pas une émotion trafiquée, fabriquée : Lee Chang-dong capte quelque chose d’essentiel, quelque chose de l’ordre de l’empathie, de la plénitude retrouvée. Cette conclusion emporte très haut un film déjà formidable de subtilité et de beauté.Poetry
De Lee Chang-dong (Corée du Sud, 2h19) avecYun Jonghee, Lee David…
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