Mardi 29 avril 2014 Rencontre avec Lucas Belvaux autour de son dernier film, "Pas son genre".
"Chez nous" : nous en sommes arrivés là...
Par Vincent Raymond
Publié Mardi 14 février 2017
Photo : © Jean Claude Lother / Synecdoche Artémis Productions
Chez nous
De Lucas Belvaux (Fr-Bel, 1h58) avec Emilie Dequenne, André Dussollier...
Désireux d'éveiller les consciences en période pré-électorale, Lucas Belvaux fait le coup de poing idéologique en démontant la stratégie de conquête du pouvoir d'un parti populiste d'extrême-droite. Toute ressemblance avec une situation contemporaine n'est pas fortuite.
Belvaux s'y attendait, il n'a donc pas été surpris : depuis la diffusion de la bande-annonce de son nouveau long-métrage, quelques élus du parti en ayant inspiré le scénario ont d'autorité — forcément — assimilé Chez nous à « un navet » (sic). Et considéré qu'il s'agissait d'un « film de propagande » (re-sic) n'ayant pas sa place sur les écrans à deux mois du premier tour de l'élection présidentielle. Cela, bien entendu, sans l'avoir vu.
Pourquoi un tel effroi de leur part ? Est-ce bien raisonnable de craindre de la résonance d'un si modeste film ? Sans doute : ils savent l'opinion malléable et supposent Chez nous susceptible de rappeler aux oublieux ces mécanismes à la Machiavel permettant de manipuler le peuple en douceur — avec son consentement de surcroît.
L'effet haine
La protagoniste de cette histoire y est choisie par un cadre du Bloc Patriotique, parti populiste d'extrême-droite, pour être tête de liste aux municipales de sa petite ville du Nord. Mère célibataire méritante, infirmière libérale appréciée de tous, fille de syndicaliste communiste et dépolitisée, elle affiche le profil idéal dans un terreau fertile...
S'il y a 15 ans, Féroce de Gilles de Maistre semblait par endroits folklorique, Chez nous glace, assomme et agace à la fois. Parce qu'il repose sur du vrai, du tangible : il condense des éléments avérés sur les méthodes employées par le parti visé pour conditionner son électorat en instrumentalisant des peurs, la misère sociale, la crise économique, des boucs émissaires ; et en embobinant de malheureuses potiches sans culture politique parce qu'il faut bien des ”élus locaux”.
Ce faisant, Belvaux rappelle avec justesse que tous ses grands responsables se réclamant du peuple ou prétendant en appeler à ses suffrages, n'en sont jamais issus : c'est sans doute l'argument le plus percutant, qui mériterait d'être seriné du début à la fin du film. Il est hélas écrasé par un trop-plein d'intrigues, car il y a tant à raconter : l'ancien membre du service de sécurité du parti viré au nom d'un processus de “dédiabolisation” en méritait un entier.
Reste que le problème majeur de Chez nous est qu'il va surtout intéresser un public prémuni de l'extrémisme, amusé de voir un Dussollier cauteleux aux antipodes de ses convictions, et bienveillant pour le personnage dupé d'Émilie Dequenne. À une époque où l'abstentionnisme et le vote protestataire l'emportent sur une quelconque mobilisation civique, on peut se faire du souci...
5 questions à... Lucas Belvaux
Cinéaste dont l'éclectisme n'est plus à prouver depuis sa Trilogie (2003), Lucas Belvaux revendique sans faux-fuyant sa volonté de contribuer à la réflexion démocratique.
Était-il envisageable de tourner Chez nous pour la télévision, ou d'en faire une prédiffusion télévisée pour être sûr qu'il soit vu ?
Lucas Belvaux : Non, je n'y ai même pas pensé. À la télé, les contraintes sont telles que j'aurais été moins libre : les budgets, le rythme — non pas de tournage, mais de production — et l'écriture sont très cadrés. Ce sont des films qu'il faut faire dans une liberté absolue.
Vous aviez l'impératif du calendrier...
Bien sûr : il fallait sortir avec l'élection présidentielle pour participer au débat. Le même film, quelle que soit l'issue de l'élection, n'avait pas le même sens s'il sortait après. C'était avant ou jamais. Mais si la sortie du film est programmée par les élections, l'envie est née avant, pendant le précédent, Pas son genre. On tournait à Arras avec des gens sympathiques, sérieux, travailleurs, agréables, l'histoire d'une coiffeuse, un personnage pour qui j'avais de l'affection, de l'estime. C'était en période électorale et les sondages donnaient le FN à 30 ou 40% selon les endroits dans la région. Un jour, je me suis demandé pour qui elle voterait — puisque statistiquement, trois personnes sur dix votaient pour ce parti-là. Et comment on se retrouve embringué dans ce parti-là...
Pourquoi passer par la fiction ?
Depuis 30 ans, on est dans un discours vindicatif à l'égard du FN — souvent juste : quand on dit que c'est un parti fasciste, il n'y a qu'eux que ça dérange. Tout ce qui sort dans la presse, des articles de fond, des reportages, des choses filmées à l'intérieur du parti ; tout ça n'a pas d'impact. Il faut passer par la fiction, changer le point de vue, parler des électeurs et l'aborder autrement, comme l'ont fait d'autres cinéastes à d'autres époques sur d'autres sujets. Le cinéma peut être à la fois politique, sociétal et populaire. Les films de John Ford m'ont davantage construit que la lecture de Marx. Je n'ai pas lu beaucoup Marx, mais j'ai beaucoup vu Ford ! Et ce que je suis aujourd'hui, je le dois beaucoup au regard de Ford sur le monde. L'idée du film, c'est comment parler de la société d'aujourd'hui différemment, en étant moins dans l'immédiat, moins en réaction.
Justement, les premières réactions publiques sur le film ont été portées par des personnes n'ayant pas vu le film, le jugeant à partir de sa bande-annonce...
Elles sont aberrantes pour nous qui sommes démocrates et qui aimons le cinéma. C'est absurde, mais c'est comme ça. Ça fait partie d'une stratégie bien établie, de tirs de barrages lourds, sur le film. Je m'y attendais, c'est de bonne guerre et de mauvaise foi. Je n'ai rien à leur répondre. Le film est ce qu'il est, il existe malgré eux, il dit ce qu'il a à dire. Après, ce sont les spectateurs qui m'intéressent ; ce ventre mou des électeurs qui votent pour eux une fois, pas la fois d'après. Le magma flou qui peut basculer à tout moment. Ils peuvent réagir à un discours auquel je peux adhérer moi aussi. Quand on est dans la merde, on réfléchit moins bien : on n'a pas la distance nécessaire pour remettre les choses en perspective.
Sort-on indemne d'une immersion dans cette rhétorique et ces éléments de langage ?
Oui, même si c'est un peu lourd à porter : se plonger pendant deux ans dans l'extrême droite parlementaire et la nébuleuse autour révèle la part abjecte de la France. Depuis la diffusion de la bande-annonce, les trois-quarts des commentaires écrits sur le film sont d'une haine et d'une violence parfois inouïes, avec des pages entières d'antisémitisme et de racisme absolus. Tout ça remonte. Et pour Catherine Jacob et André Dussollier, il y a eu des phrases difficiles à dire, car un acteur doit être sincère quand il joue. Ça leur a demandé un investissement intellectuel personnel. Mais un moment de honte est vite passé (sourire).
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CC
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