Alexandre Cazac : « il n'y a pas de gens de droite chez Infiné, c'est clair ! »

Les 15 ans de Infiné Music / Infiné s'est installé durablement dans la famille des labels dont on suit aveuglément les choix au fil des sorties, sans se soucier du style — musiques électroniques, classique ou maloya — puisque l'on sait qu'une cohérence se construit sur la durée au sein d'un label comme celui-ci, comme chez Warp ou en France feu F Communication, et que les bonnes surprises seront nombreuses. À l'occasion des 15 ans du label, fêtés à Heat, rencontre avec le boss Alexandre Cazac, dans une bruyante brasserie de République à Paris. Magnéto.

Alexandre Cazac : C'est bizarre de célébrer un anniversaire en cette période. Le Covid nous a fait grandir, chez Infiné. Pourquoi ? Parce qu'on s'est un peu transformé en refuge pendant la pandémie, après ce moment de sidération générale au début. Mais après, des artistes sont venus nous voir en nous disant que vu qu'ils ne tournaient plus, ils avaient d'autres projets en cours. On a accueilli tout ça : on a vu que l'on avait un rôle à tenir, que c'était bien car le temps, c'est le bien le plus précieux pour un artiste. Pouvoir offrir du temps ? Merci le Covid !

Ensuite, ceux qui avaient disparu — dans notre équipe, chez les artistes —, il a fallu leur dire : eh ! C'est pas parce que la tournée est annulée qu'il ne faut rien faire, viens, on va lancer quelque chose. Diverses, ces choses : des albums, des projets de bandes originales de films, des bandes sonores pour de la danse. Du coup, on a dû faire grandir notre équipe, parce qu'on s'est retrouvé avec beaucoup plus de projets que prévu.

Cette bizarrerie que j'évoque est encore renforcée par la situation en Ukraine : nous n'avons rien fait, pour l'instant, mais parce que nous ne savons pas quoi faire. Il y a quelque chose de très profond qui s'est passé qui ne nous laissera pas tels que nous étions. Ce qui nous réunit chez Infiné, avant tout c'est la musique bien sûr, mais tous, nous partageons des valeurs.

Il y a quelques années, nous avions lancé les compilations Music Activists — aujourd'hui, c'est banalisé cet activisme dans la musique —, mais à l'époque ce n'était pas le cas et ça voulait dire notre engagement. C'est toujours ce qui nous unit, l'équipe comme les artistes. Nous croyons en l'apport de la création. C'est ce que l'on veut défendre et ce qui nous regroupe. Pour l'Ukraine, on n'a rien fait de visible, on n'a rien dit de fort, mais je sens que ce sont ces valeurs qui nous unissent encore sur ce sujet. En plus, à la veille d'un premier tour d'élection présidentielle. Mais ça va plus loin qu'un simple positionnement politique, même s'il n'y a pas de gens de droite chez Infiné, c'est clair !

Par contre, il y a plein de couleurs, des plus ou moins activistes, énervés. On croit en l'importance de la diversité, même si c'est devenu un gros mot, il mérite beaucoup plus de considération et de réflexion. Comme dans le milieu de la musique, au sein duquel des choses très troubles se passent : nous, petits indépendants de la culture, nous avons intérêt à nous serrer les coudes et à nous armer, nous protéger pour résister. Par exemple, sur le droit d'auteur, un énorme pilier sur lequel repose beaucoup de choses, ça fait longtemps que les GAFAM veulent s'y attaquer et là une grosse attaque est en train de se préparer. Car le métavers, il n'aime pas le droit d'auteur ! Et les NFT...

Parlons NFT et métavers. Certains artistes foncent, organisent des concerts dans le métavers. D'autres s'y opposent comme Nils Frahm ou Brian Eno qui a déclaré que « les NFT me semblent juste un moyen pour les artistes de participer un peu au capitalisme mondial. (...) Maintenant les artistes aussi peuvent devenir des petits cons capitalistes. »
Je suis club Brian Eno. Dans l'édition, il y a un contrat : on peut négocier un certain nombre de choses. Mais il y a aussi un certain nombre de choses qui sont non négociables. Comme les droits d'auteur en France, qui appartiennent aux ayants-droits jusqu'à 70 ans après la mort de l'artiste. Ça, on ne peut pas le négocier.

L'Europe devrait se bouger très vite sur le sujet. La blockchain, pourquoi pas : c'est intéressant, philosophiquement et intellectuellement. Mais il faut vite définir un cadre et intervenir là-dedans, parce que s'il y a des gens bien autour de ces sujets, il y a aussi des gros cow-boys.

L'autre gros sujet : l'artiste, depuis une quinzaine d'années, vit dans une espèce de trouble. Auparavant pour lui c'était assez simple : il sortait un disque, il avait un relevé des ventes physiques des disques vendus, il prenait un pourcentage. Aujourd'hui c'est compliqué : le physique existe toujours, le CD reprend du galon, il y a le digital — tout le monde parle du grand méchant Spotify — et maintenant les NFT.

Beaucoup de gens troublent la vision des artistes qui ne sont pas forcément des experts ni des hommes d'affaire. Quand Kanye West dit qu'il a trouvé un moyen de retrouver sa liberté en vendant un petit player à 250 $, dans lequel il y a son nouvel album... Son discours c'est : "les artistes se font exploiter, je me libère de ça". C'est nul ! Mais ça trouble un tout jeune artiste qui peut avoir envie de se lancer dedans.

Le futur de la création est mis en péril. Parce que ça manque de cadre. Tu es ado, tu n'as pas de perspective pour te dire que tu vas vivre de ton art, beaucoup moins qu'avant. C'est très flou, car beaucoup trop de gens parlent. Comme Daniel Ek le patron de Spotify qui dit des conneries au kilomètre. Dès qu'il ouvre la bouche c'est une connerie. Sauf que j'ai changé d'avis : Spotify n'est pas le grand méchant loup.

Spotify a créé un business là où il n'y en avait plus. Bien sûr qu'il est débile et qu'il y a certainement mieux à faire. Mais il y a des règles chez eux : un titre diffusé touche quelque chose. Il respecte le droit d'auteur. Les nouveaux venus qui arrivent, eux, ne respectent rien : ils veulent créer leurs propres règles. Le Covid a révélé, en grande partie, une chaîne de production qui s'était désarticulée, notamment avec le live qui avait pris une énorme importance. On pensait que la partie production, c'était pour faire briller la vitrine pour les concerts...

Vous parler de Kanye West qui décide de vendre son disque seul. C'est l'inverse de Infiné où des artistes vendent, ont du succès, restent chez vous et permettent de financer les jeunes pousses que vous repérez. Une forme de financement vertueux ? Est-ce que c'est compliqué, aujourd'hui, de garder ces artistes à succès ou, comme pour un club de football, ces joueurs phares partent toujours chez un plus gros ?
C'est un très bon sujet. Premier truc, Kanye West c'est aussi politique : car Spotify, ça reste ultra démocratique. J'ai signé des Nigérians : ils connaissent certaines musiques qu'ils n'auraient jamais connues, il y a dix ans, car ils ont une plateforme qui leur donne accès à toute la musique. C'est à l'opposé de tout ce que proposent les petits gars capitalistes dont parle notre ami Brian Eno. C'est intéressant, personne n'en parle. Et c'est génial : le digital a tout rendu accessible, y compris aux gens qui n'ont pas d'argent !

Ensuite, garder les artistes. On a bénéficié de chance, bien entendu. Mais c'était dans ma volonté initiale quand j'ai monté ce label. J'avais travaillé, avant, dans d'autres gros labels où il y avait une stabilité et une vraie fidélité. Les choses se construisaient dans la durée. On ne l'a pas réussi à tous les coups chez Infiné : on a perdu Francesco Tristano. Il est parti chez Deutsche Grammophon : comment tu veux que je dise non à un jeune pianiste ? Nous aussi on a pris un peu de lumière grâce à ça. J'étais fier pour lui.

Apparat, il est parti chez Mute, le label de Depeche Mode et de Nick Cave, à l'époque où nous étions tout bébé. C'était notre deuxième album... Après, on a eu la chance de grandir et d'accompagner certains de nos artistes : Rone est notre moteur, bien évidemment. On a grandi avec lui. Je suis sûr que l'on se tire les uns et les autres. Moi je vais le pousser à tenter des choses, il a alors son petit sourire et laisse faire, comme pour notre première Philharmonie ou pour aller au Théâtre du Châtelet.

Quand ça marche et qu'il ramène un César à la maison, on est ravi et ça tire tout le monde vers le haut ! Nous avons la chance d'avoir cet artiste qui a le sens de l'échange ultra vertueux. C'est vrai avec beaucoup d'autres de nos artistes même si c'est Rone qui nous ouvre beaucoup de portes. C'est grâce à des réussites de cet ordre que l'on peut rester dans notre postulat de départ qui est la diversité : on n'accueille pas vingt clones de Rone sur le label.

Il y a des lignes qui nous portent

Est-ce que vous avez déjà refusé des artistes que vous trouviez très bons, uniquement parce qu'ils ressemblaient à d'autres déjà présents sur votre catalogue ?
Oui. Il y a deux ou trois trucs qui sont devenus connus, mais je n'ai jamais eu de gros dilemne au moment du choix. Je reviens sur notre ADN : on avait cette idée de faire quelque chose qui dure, d'être de bons artisans, comme on l'a fait dès le premier disque avec Francesco Tristano. C'est pour ça qu'il a été le déclencheur de notre histoire. Ce mec-là, un pianiste qui fait une cover de Autechre et une autre de Derrick May, à l'époque c'était surprenant et vraiment quali — maintenant, des covers, il y en a partout.

Mais ce sont ces rencontres qui nous construisent : on n'avait pas prévu d'avoir Gaspar Claus et Pedro Soler, ce n'était pas écrit dans notre programme. Par contre, c'était dans la logique de réunir des gens avec qui on partage des valeurs et je suis très fier de ces deux disques hors du temps.

Aujourd'hui on continue : on a démarré avec un pianiste, on continue d'avoir du piano, de la musique électronique, on travaille aussi sur des albums vocaux, ce qui était impensable à nos débuts. On y est venu doucement. Tristano, grâce à lui on a eu Aufgang. Parce qu'on a eu Aufgang, on a eu Bachar Mar-Khalifé, grâce à lui on a eu Deena Abdelwahed et par elle, on a eu Sabrina Bellaouel... Il y a des lignes qui nous portent.

On veut rayonner dans le monde

Léonie Pernet, son disque devait sortir chez Kill the DJ qui a fermé, avant d'atterrir chez vous : vous suiviez déjà cette artiste ?
On aimait beaucoup Kill the DJ. Léonie, j'avais repéré son premier EP. Et elle est arrivée avec cet album presque fini à 80%. J'ai juste ramené Butterfly qu'elle ne voulait pas mettre. Ça faisait sens, c'était très électronique avec un son très 1990 post The Hacker, que forcément on aime bien. Elle nous a emmenés, de là, vers son dernier album... et c'est là que l'on grandit avec nos artistes : elle nous a dit qu'elle avait beaucoup de titres chantés en français. C'est vrai qu'il y a dix ans, on n'aurait pas dit oui alors que là, si.

Dans notre ADN, il y a "famille", "artisans" et aussi "international". On est petit mais on veut rayonner dans le monde, à l'image de nos grands frères comme Warp et Ninjatune. C'est notre ambition, mais on n'y arrive pas toujours.

Qui sont ces labels grands frères et comment vous ont-ils inspirés ?
Il y a ceux avec qui j'ai travaillé et que j'aime toujours, Ninjatune et Warp. J'en profite pour saluer la mémoire de Mira Calix qui vient de nous quitter. Elle était là, tout le temps, nous envoyait un petit mot sur certains de nos disques. Elle nous a éclairé aussi, via son electronica avec des petits nœuds dans la musique classique. Elle nous avait encouragé par ce qu'elle avait fait en tant qu'artiste et avait continué à le faire par des petits signes.

ECM a toujours été un label de référence, car ils ont fait des ponts, ils ont osé des transversales. Ou encore CTI Records, le label de Creed Taylor, sur lequel on retrouve les titres reggae de Nina Simone par exemple. C'était un producteur qui avait son studio et le travail sur le son était primordial. C'est là qu'il nous inspire : le son est toujours très important chez nous, on a une grosse exigence.

J'ajoute "innovation" à notre ADN : ça fait bien longtemps que l'on travaille sur la multi-diffusion, le binaural, on travaille avec l'IRCAM. On a sorti notre premier album en Dolby Atmos avec Vanessa Wagner, l'un des plus dingues que l'on ait sorti au niveau du son.

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