Maïwenn : « je voulais que ce soit un conte de fée à l'envers »

Jeanne du Barry
De Maïwenn (FR-GB, 2h) Avec Maïwenn, Johnny Depp, Benjamin Lavernhe

Jeanne du Barry / Actrice, scénariste et réalisatrice de Jeanne du Barry, Maïwenn fait l’ouverture du Festival de Cannes mardi 16 mai. Un événement aux allures de conclusion apothéotique après sept ans de labeur et l’occasion d’évoquer son approche de la réalisation pétrie de doutes ainsi que son goût pour la beauté. Conversation à Versailles…

Dans quel état d'esprit êtes-vous, à quelques heures de la montée des marches ?
Maïwenn : Je suis très excitée de connaître un nouveau chapitre cannois, qui ne ressemble ni à Polisse ni Mon Roi en étant Hors compétition et en ouverture. Surtout, la sortie est en même temps : je vais pouvoir tourner la page du jour au lendemain, c'est génial !

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Combien de temps de votre vie ce film représente-t-il ?
Ça dépend comment on compte. J'ai commencé à travailler en 2016, mais j’ai découvert Jeanne du Barry en 2006… J’avais vu le film de Sofia Coppola, Marie-Antoinette où elle était jouée par Asia Argento. Je n'ai pas eu un déclic immédiat, mais j'ai tout de suite eu envie d'en savoir plus sur elle. Je me suis sentie connectée à elle. Forcément : c'est un film où il n'y a que des courtisans, des gens nobles.

Vous fallait-il avoir fait tous vos autres films avant d’attaquer celui-ci ?
Sur le plan personnel, je crois que j'avais besoin d’enrichir mon expérience pour me sentir légitime en faisant celui-ci. En plus, on ne trouve pas un financement facilement… ADN m'a un peu stoppée dans mon désir ; et puis le désir est revenu.

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Dans quelle mesure vous fallait-il être “légitime” ?
Parce que l'histoire de Jeanne, c’est l’histoire de beaucoup de transfuges… Quand on arrête l'école très jeune, quand on fait un métier comme celui-ci, cela demande non pas de la culture mais peut-être une confiance en soi et d'être un peu cultivée. Je n'aurais pas pu faire le film dans mes premières années de réalisation. Après, je ne suis pas arrivée sur le tournage en me criant : « youhou, ça y est, j'ai une confiance ! », j'avais énormément de trac. Je ne voulais pas tomber dans des pièges, dans des dialogues trop poussiéreux. Je voulais trouver mon identité, le goût du naturalisme, les rapports humains — toujours à la première place. Sans que les décors ni l’époque écrasent toutes ces volontés.

C’est plutôt relativement collé à l’Histoire

À quelle distance vous êtes-vous placée de l’exactitude historique ?
Ça dépendait des scènes ; c’est plutôt relativement collé à l’Histoire : il n'y a pas de grandes impasses, à part que dans la vraie vie, Jeanne a épousé son beau-frère — donc le frère de Jean-Baptiste du Barry. C’est peut-être la plus grande liberté que j'ai prise, mais je trouvais que c'était beaucoup plus important de nourrir leur histoire plutôt que d'être conforme à l’Histoire. J’aimais tout savoir, mais je me demandais sans arrêt : « c'est quoi le film ? C'est quoi les personnages ? » C'est pour ça que j'avais besoin en permanence de quelqu'un sur le plateau pour me rappeler les faits ; et je prenais la décision de sortir de l'Histoire pour le film. Parce qu'un film n’est pas forcément bon en étant collé à l’Histoire.

Dans vos films, il y a toujours d’habitude une part de chaos. Elle est moins visible ici du fait de la maîtrise qu’implique un film d’époque mais elle transparaît malgré tout à l’image — notamment quand vous filmez des ciels chargés de nuages, loin de l’image de la carte postale…
J’ai eu de la chance ce jour-là, le plan commence par un ciel bleu et se termine sur le Château de Versailles avec des nuages, parce que ça correspondait à l'idée qu’on se faisait de l’histoire de Jeanne ; c'est censé être un conte de fées et puis c'est obscur. Je voulais que ce soit un conte de fée mais à l’envers. C'est une femme qui croit partir à sa gloire et qui en fait part à sa perte. C’est une loseuse magnifique, comme Barry Lyndon qui croit être en train de tout gagner alors que c’est l’inverse.

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C’est l’histoire de tous les transfuges : il y a toujours un problème de classe pour eux. Soit leur milieu leur fait sentir qu'il sont en train de les trahir ; soit leur nouvelle classe sociale leur fait sentir qu'ils ne sont pas des leurs.

La montée des marches, une affaire de style
© Stephanie Branchu / Why Not Productions

 

Est-ce pour éviter que l’on perçoive l’accent de Johnny Depp que son personnage de Louis XV parle si peu ?
Non, pas du tout. C’est un scénario pas très bavard. Je voulais que ce soit un film très musical, beaucoup sur les regards, tout simplement parce que c’était l’idée que je m’était faite de Versailles et que mon imaginaire est parti : on n’avait pas besoin d’entendre dire les choses, je voulais qu’on les sente.

A-t-il apporté quelque chose à votre scénario ?
Oui, mais comme tous les acteurs. Je demande toujours que le scénario soit une base au travail et que les acteurs se l’approprient, qu'ils s'en amusent, qu'ils discutent. Johnny Depp a apporté sa sensibilité, ce qu’il est. J’ai l’impression que le film — le rôle — lui ressemble.

Quand il a accepté, était-ce une satisfaction ou une crainte ?
Ni l’une ni l’autre ; je me suis dit : « il va changer d’avis » On s’était tellement bien entendu le jour où on s'était vu, on avait tellement rigolé, il avait dit oui pour me faire plaisir ; à l’approche du tournage, il me dirait : « t’es gentille, t’es mignonne, j’ai des procès à vivre » (sourire). Je pensais qu'il allait refuser.

Je n'ai pas filmé ça avec un regard de victimisation

Comment répondez-vous aux personnes qui contestent que le film soit montré à Cannes à cause de la présence de Johnny Depp ?
On me le dit, mais je n’ai pas lu d’article dessus. Dans la cas de Johnny Depp, j’ai regardé un peu de loin les procès. Et j’ai quand même très vite compris que c'était la parole de l'un contre la parole de l’autre. C’est une histoire d'amour qui a mal tourné. Je n'ai pas eu l'impression d’assister au procès de Cantat, par exemple. C’est très compliqué : chaque version pouvait être la bonne. Donc pour me débarrasser de ce questionnement intérieur, je me suis dit que c’était sa vie privée. Mais quand un acteur fait quelque chose de grave, il faut s’exprimer, évidemment. Dans son cas précis, ce ne serait pas juste de se positionner comme procureur parce qu’on n’y était pas. Il y a un procès où il a perdu, un où il a gagné…

Votre film a tout de même une dimension féministe…
Oui, mais je n'ai pas filmé ça avec un regard de victimisation sur les femmes. Comme je pense que ça l’était à l’époque, sans charger la mule sur la misère. J’ai aussi voulu l’interpréter en ne jouant pas la victime. Jeanne est victime, bien sûr, mais parfois, elle prend de la joie à faire son métier. On la voit joyeuse avec Richelieu. Elle est multiple. Même si elle est assez malheureuse de ne pas être adoubée par la Cour.

Outre Marie-Antoinette, d’autres films vous ont-ils inspirée ?
Alors, j'ai regardé beaucoup de films d’époque et j’essayais de voir pourquoi j'en aimais certains et d'autres pas. Dès que c'était trop dans un langage soutenu de français d’époque, je trouvais que le réalisateur n'avait pas tellement de personnalité. J’aimais sentir un parti-pris. — par exemple dans Barry Lyndon ou Marie-Antoinette, les dialogues sont assez simples, assez accessibles. Parce que le réalisateur s'est emparé de l’histoire et les a écrits lui-même. Marie-Antoinette, je l’ai regardé aussi pour des détails : j'avais besoin de savoir comment le valet s’habille. Mon costumier me disait une chose et puis je faisais un arrêt sur image dans le film pour lui montrer que Sofia Coppola avait fait autrement. Et puis il y avait aussi mon petit égo personnel : je n'avais pas envie de faire les mêmes plans, forcément. D'autres films m’ont beaucoup aidé : Tous les matins du monde de Corneau et La Mort de Louis XIV d’Albert Serra.

Qu'est-ce que ça change de tourner en 35 mm ?
Bizarrement, ça m'a beaucoup moins contrariée que ce que je pensais au départ. Je me suis vite aperçue que les scènes allaient être comme dans le scénario, donc je n'étais pas frustrée de ne pas plus tourner. En revanche, ça ne m’était pas arrivé de monter une scène en une matinée : il n’y avait plus de rushes… J’étais déprimée pendant longtemps.

Est-ce qu’à un moment vous avez eu peur d’être écrasée par Versailles ?
Franchement, j’avais peur tous les jours. Sans peur, je n’arrive pas à faire des films. J’en ai besoin comme d'être impressionnée par les acteurs, de les admirer jusqu'à l’obsession. Faut que ce soit dans les excès pour que ça me donne envie de tourner. Quand je commence un film, j'ai toujours peur. Mais si ce n’était pas le cas, je n'aurais pas envie de faire les choses. C’est ce qui me permet d'avoir hâte de les faire, quand il y un enjeu quelque part. Quand j’ai peur de rater, c'est souvent bon signe. Si je devais faire un Polisse 2, ça ne m’intéresserait pas.

La plupart du temps, je suis habitée par le doute. Et plus je fais des films, plus ils marchent, plus j’ai le doute. Je ne comprends pas : ce devrait être l’inverse. Et même sur le tournage, parfois, j’entendais carrément des voix ! (elle mime un porte-voix) : « tu t’es vue, là, t’es ridicule. Tu t'entends parler là ? Non mais arrête de te prendre au sérieux ! » (rires)

Est-ce que vous écoutez les conseils ?
Oui, évidemment. Je dois avouer quelque chose : quand Thierry Frémaux a vu le film, il a vu une version un peu différente, beaucoup plus cut, surtout au début. On s’est vu à un rendez-vous, j’ai mis le film sur mon ordinateur et il m’a montré tout le début et il m’a dit : « en fait, c’est trop court. Il faut que tu nous installes, que tu sois autoritaire sur nous, que les plans durent. C'est beau, c'est le début… » Il m'a réconfortée dans l'idée que je me faisais au départ du film, c'est-à-dire de mettre des longs plans, où je culpabilisais de prendre trop de temps, d'être trop silencieuse, de filmer cette petite fille peut-être avec trop d’amour — du coup de friser la complaisance. Et j’avais les plans dans les rushes, donc j’ai pu rallonger tout le début, les plans sur la campagne, j’ai fait durer les plans dans le salon où l’on avance…

Dans le cinéma d’auteur français, on ne peut pas dire que c'est quelque chose de bienvenu d'avoir recours à la beauté du paysage. Aux couchers de soleil esthétisants… C'était difficile de renier la beauté, d'assumer mon idée de départ qui était de raconter des choses aussi grâce à la beauté du paysage, les saisons qui défilent

Qu’est-ce qui résonne dans l’histoire de Jeanne aujourd’hui selon vous ?
Cette manière de toujours ramener les gens d’où ils viennent est encore d’actualité. Après, il y a cette histoire d’amour : une jeune femme éprise d'un homme de pouvoir sera toujours décriée comme quelqu'un qui court après son intérêt, son argent. Et vice-versa : un homme épris d'une jeune fille sera toujours critiqué pour d’autres raisons.

Qu’avez-vous appris avec ce film ?
Tellement de choses… C’est difficile de mettre des mots. Tant qu'on n'a pas porté le corset, on ne sait pas ce que c’est que les femmes de l’époque ! (rires)

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