Un cinéaste très discret

Jacques Audiard, réalisateur d’Un prophète, remet les pendules à l’heure du cinéma français en assumant une démarche libre, intègre et «politique». Christophe Chabert

Jacques Audiard n’a tourné que cinq films, et pourtant il figure déjà comme un des plus grands cinéastes que ce pays ait connus. Par quel prodige le fils du célèbre dialoguiste, d’abord scénariste pour des films inégaux (il en y a de remarquables : Mortelle randonnée, Poussière d’ange, Baxter… et d’autres piteux, comme le grotesque Fréquence meurtre) a réussi à supplanter tous ses homologues et se retrouve, à 57 ans, couronné au festival de Cannes pour un météore sublime, Un prophète ? Réponse en trois actes.

Acte 1 : liberté

Son père était donc un homme du verbe et du mot. De cet héritage, Jacques Audiard a conservé en interview quelque chose d’essentiel : la précision. Il le reconnaît en le regrettant : «j’ergote». On lui parle de son «panthéon» de cinéastes, de «l’exigence» de sa «direction d’acteurs», mais tous ces mots lui paraissent flous ou inappropriés. Alors il reprécise, explique, affine sa pensée… Chaque film naît ainsi de longues discussions préalables avec ses collaborateurs sur ce que doit être un film ici et maintenant, avant même que celui-ci se matérialise dans un sujet ou une histoire. Démonstration avec Un prophète : «La question qui se posait était : est-ce que je continue avec le même type d’acteurs ? J’avais eu la chance de travailler avec Matthieu Kassovitz, Vincent Cassel, Romain Duris, mais je craignais une forme de consanguinité, ça ne m’inspirait plus. Si le cinéma a une fonction de témoignage du réel, il faut que je fasse des films qui ressemblent à ce que je vois. Le casting était donc la meilleure option pour faire bouger les lignes». Évidemment, ce type de démarches demande du temps. Trois ou quatre années séparent chacun de ses films, le temps de trouver le matériau idéal et les rencontres propices. Une collaboration avec le romancier Tonino Benacquista pour un retour au polar (Sur mes lèvres), un film américain méconnu des années 70 (Mélodie pour un meurtre, dont De battre mon cœur s’est arrêté est un remake), un scénario original d’Abdel Raouf Dafri largement retravaillé par Audiard et son complice Thomas Bidegain pour Un prophète… Le cinéaste s’octroie cette liberté, ce luxe même : tourner peu pour tourner mieux, au carrefour de l’époque et de ses envies. 

Acte 2 : intégrité

Si chaque film d’Audiard est une expérience nouvelle, il y a derrière l’œuvre un fil rouge formel et thématique évident. La forme : une foi souveraine dans la puissance du cinéma comme usine à créer des émotions avec des images et des sons. La manière dont il manipule la matière filmique est toujours surprenante, des accélérés de Regarde les hommes tomber aux jeux de surdité dans Sur mes lèvres, ou encore l’étonnante ouverture d’Un prophète, où seule une partie de l’image est visible. Quant aux thèmes, ils pourraient se cristaliser dans une formule : la naissance du «self-made hero», selon ses propres termes. C’était le titre anglais d’Un héros très discret, son deuxième long-métrage, et le programme de l’œuvre à venir. D’abord discrets, les petits voyous de Sur mes lèvres, De Battre… et Un prophète trouvent en eux les talents et la grandeur qui les conduisent à un destin héroïque, renversant des montagnes par un instinct de vie soudain libéré. À cela se greffe des motifs récurrents : l’homosexualité latente, les rapports monstrueux entre les pères et les fils… Tout cela constitue l’intégrité du cinéma d’Audiard, sa force peu commune dans le cinéma français.

Acte 3 : politique

Un prophète, film politique ? «Oui, parce que c’est un film noir», répond Audiard. Il ajoute : «Je voulais faire un film de genre, car le genre est modeste et démocratique». On sent toutefois que les interprétations rapides sur son dernier film — la prison comme fabrique en série de criminels, la montée des communautarismes — ne sont pas sa tasse de thé. On repense du coup à sa réponse cinglante à la question posée par le présentateur du JT de France 2 après son prix à Cannes : «Qu’est-ce qui vous a intéressé dans Un prophète ? — Le cinéma…» On dirait du Godard, mais c’est bien du Audiard. Le cinéma est définitivement son seul horizon. Et il l’explicite : «Faire du cinéma déjà est un choix politique. Ça veut dire par exemple ne pas faire de télévision. Je vais dire les choses simplement : aujourd’hui, ce qui est politique, c’est de faire des films coproduits par les télévisions mais qui ne sont pas faits pour le prime time». Pour relever les gants de ce combat inégal, en David modeste mais conquérant, Audiard brandit alors sa «grande ambition» : «Faire de la fiction. Que ce soit riche, avec une vitesse de pénétration dans l’air… Dans la vie, ce n’est pas comme ça, mais c’est pour ça qu’on paye, non ?».

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