Nuits transfigurées

Lectrices, lecteurs, passons la nuit ensemble. Passons-la en revue, avec la sortie du dernier numéro d’Hippocampe, et en exposition, avec «Tout s’éteindra» à la galerie Besson. Une nuit multiple, pas forcément obscure, mais toujours interrogatrice, déstabilisatrice, décentrant le sujet… Jean-Emmanuel Denave

En 1952, Robert Rauschenberg fait œuvre, scandale et date en effaçant un dessin de Willem De Kooning. En 2012, le jeune artiste parisien Nicolas Aeillo révèle, à travers une vidéo constituée de 127 photographies, le fantôme de ce dessin : un buste, quelques surfaces sombres, des traits dispersés… S’il fallait encore le rappeler, la création contemporaine consciente d’elle-même est «condamnée» au fragment, aux souvenirs fêlés, aux représentations inachevées, au montage d’images et de récits épars. C’est sur ce principe de montage sans unité, cher à Walter Benjamin, que se compose, au fil du temps, la revue Hippocampe dont le 7e et magnifique numéro est consacré à «la nuit». «Évitant de s’en tenir à des propositions illustratives, trop évidentes, nous avons cherché au contraire à réunir des contributions susceptibles de démontrer la complexité de cet espace/temps particulier : la Nuit», écrit Gwilherm Perthuis, responsable de la revue. Gwilerm Perthuis est aussi le commissaire de l’exposition collective Tout s’éteindra qui accompagne la sortie de ce numéro. «Le fil conducteur que nous avons tenté de suivre, sans s’interdire d’écarts, consiste à placer en résonance des images traversées par la question de la mémoire, de l’oubli, de l’effacement, de la recomposition ou de l’épuisement. Peu de représentations de scènes nocturnes strictes, il s’agit plutôt de considérer la nuit comme une matrice active qui ingurgite, digère, associe, recompose ou recycle les images».

Des toiles de nuit

On découvrira à la galerie Besson la vidéo de Nicolas Aeillo, des toiles d’Abel Pradalié assemblant des figures anachroniques dans une veine proche du surréalisme, les paysages aux espaces «épais», opaques, de Karine Hoffman, un grand «radeau blanc» se profilant dans l’ombre peint par Claire Tabouret… La disjonction, le départ vers des rives inconnues appartiennent tout autant à «la nuit» que les très beaux dessins d’Anne-Laure Sacriste, épuisant au crayon un même sujet : des chutes d’eau laiteuses au milieu de rochers baignés d’obscurité… Maurice Blanchot distinguant successivement deux nuits écrivait que «l’autre» nuit «est ce avec quoi l’on ne s’unit pas, la répétition qui n’en finit pas, la satiété qui n’a rien, la scintillation de ce qui est sans fondement et sans profondeur». Et l’on voit là quel appel créatif à la fois désespéré, fertile et infini, cette «autre» nuit peut susciter chez l’écrivain, l’artiste, le penseur. Sans prétendre à l'exhaustivité, la revue Hippocampe rassemble des essais ou réflexions sur l’œuvre de W.G. Sebald, le cinéma post-Tarkovski du hongrois Béla Tarr, les photographes Brassaï et Gregory Crewdson, la performeuse Gina Pane ou… les maisons hantées. La revue comporte aussi de nombreux inédits d’écrivains ou de poètes, consacre tout un dossier à Jean-Christophe Bailly et de nombreux portfolios à des artistes présents ou non dans l’exposition…

Labyrinthes de la psyché

Maurice Blanchot termine son écrit sur la nuit en se référant au Terrier de Kafka où «construire le terrier, c’est ouvrir la nuit à l’autre nuit». Marqué par l’œuvre de Kafka et par la littérature en général, l’artiste lyonnais Frédéric Khodja semble lui aussi ouvrir dans ses dessins à la plume quelques vertigineux terriers : celui, abyssal et spiralé, de notre «voix intérieure» («Ce que la bête pressent dans le lointain, cette chose monstrueuse qui vient éternellement à sa rencontre, qui y travaille éternellement, c’est elle-même», écrit encore Blanchot à propos de Kafka), ou celui, enveloppé sur lui-même et comme sur sa propre absence, de la mélancolie… Les terriers et les architectures de Frédéric Khodja ne cessent de se mouvoir (petits traits de plume insufflant un mouvement), de s’enrouler sur eux-mêmes, de se fonder sur rien ou si peu, d’ouvrir en leur sein leurs propres perspectives ou lignes de fuite. L’artiste présente seulement trois dessins, mais ô combien fascinants !, et réinvente toute une topologie singulière de la psyché humaine.

Tout s’éteindra
À la galerie Françoise Besson, jusqu’au dimanche 3 juin 
Hippocampe, «La Nuit», numéro 7 avril 2012, 12 euros (en vente en librairie)

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