Les désaxés

Après l’incontestable réussite artistique de leur Aaltra, Benoît Delépine et Gustave Kervern livrent un nouvel opus sensoriel et hilarant, clé de voûte majeure d’un manifeste cinématographique toujours aussi prometteur. Rencontre avec l’une des têtes pensantes surréalistes du binôme. François Cau

En promo à Grenoble pour Aaltra, vous évoquiez la possibilité de faire tourner le cinéaste coréen Hong Sang-soo… Que s’est-il passé ?Benoît Delépine : C’était l’une des éventualité pour le personnage joué par la suite par Jean-Claude Carrière. On l’aurait trouvé très bien en multimilliardaire, mais il y a eu l’impératif économique, la difficulté de faire venir Hong Sang-soo de Corée. On ne désespère pas de la faire jouer dans un prochain film, Avida est sélectionné au festival de Pusan, on va pouvoir le revoir avec plaisir. Est-ce que le tournage d’Avida a été aussi chaotique que celui d’Aaltra, tel que vous le décrivez dans le commentaire audio du film ?Franchement, ça se vaut. On va refaire un commentaire audio comme celui-là parce qu’à la limite, le tournage était encore plus fou. Des accessoires qui merdent, des galères en tout genre… On s’en est sorti à chaque fois, mais c’est vrai qu’il y a eu des summums. Pour exemple, comme on n’avait pas les moyens d’avoir de vrais dompteurs ou du moins des spécialistes de cinéma pour des vautours, on a fait appel à un ami qui fait des spectacles avec des vautours, vers Carcassonne. Il est venu avec sa camionnette, on s’est retrouvé avec quatre vautours sur un terril, et évidemment les bêtes ont bouffé leurs cordes et ont commencé à rôder au-dessus d’un village du Nord de la France, allant jusqu’à attaquer les touristes – sans un mot dans la presse locale, heureusement. C’était tout de même hallucinant, du même niveau que le tournage d’Aaltra.Avec toujours une grande part d’improvisation, d’apprivoisement des lieux et des acteurs ?C’était moins roots dans le sens où on créchait à l’hôtel, quand même. Bon, pour les qualités d’hébergement, on n’a rien à redire, mais sur tout le reste si. Ça reste des anecdotes globalement positives, les gens venus sur le tournage nous ont donné énormément de choses auxquelles on ne s’attendait pas. Les séquences ne s’agençaient jamais comme prévu, on arrivait à les détourner en changeant un peu le scénario, les dialogues… On a eu un truc de fou sur la scène de l’aquarium où Gus pêche un poisson à la main comme un ours, on avait tout sauf le poisson. Toute l’équipe se met en recherche, à faire tous les restos chinois de la ville (on s’est aperçu que les poissons dans ces endroits sont tous sacrés, donc c’était même pas la peine d’espérer les faire changer d’aquarium). Jusqu’à ce que quelqu’un de l’équipe se rappelle que son grand-père allait pêcher dans un canal à quelques centaines de mètres de là. Il est allé au bord de ce canal, il y avait un seul pêcheur et dans son épuisette un seul poisson, celui qui a servi pour le tournage. On est toujours resté sous une bonne étoile, mais en regardant en arrière on se dit qu’on ne va pas pouvoir continuer comme ça tout le temps.Vous avez gardé la même équipe technique que sur Aaltra ?À peu près, à quelques exceptions près pour ceux qui étaient coincés sur d’autres films, on a pris un grand plaisir à les retrouver sur un autre projet.Y compris votre producteur tout-terrain qui a fait jouer toute sa famille dans Aaltra ?Alors non, lui nous a laissé tomber, dans le sens où c’était le seul à s’être fait du pognon sur Aaltra, il fallait qu’on le rembourse trois fois avant d’espérer être payé. Il en a profité pour fonder une société de capital à risque dans le cinéma, en Belgique. On lui a demandé de l’aide pour financer Avida et on a vite percuté qu’il était devenu comme les autres : il fallait passer par des intermédiaires, faire un dossier…On pouvait bêtement penser que le nom de Mathieu Kassovitz à la production vous ouvrirait plus de portes…Même avec son nom comme garantie, sur un truc aussi barjo, il a quand même eu du mal à trouver les 800 000 euros nécessaires. On pensait la même chose que toi, que le nom de Mathieu allait faire embrayer les choses mais au fur et à mesure où il avançait, même en étant virulent avec ses financiers, ça n’avançait pas. Lui, il a vu la force du film, étant réalisateur il voyait les images derrière les trente pages de script, mais ce n’est pas donné à tout le monde. Dans les chaînes de télé ou même au CNC ils n’ont pas forcément cet œil-là, et donc on a eu beaucoup de mal pour réunir la somme initiale de deux millions. On a revu nos ambitions à la baisse ; on voulait tourner dans un volcan, mais comme il n’y en a pas beaucoup en France (à part à Vulcania, eh, eh), on a changé notre fusil d’épaule en partant sur les terrils du Nord. Pour les séquences vers la fin, on souhaitait avoir des “marrons“, d’anciens esclaves réfugiés dans les volcans, on est passés sur des SDFs au flanc d’une montagne imaginaire et au final c’est pas plus mal. La division du budget par deux nous a inspiré d’autres choses.Les dialogues semblent encore plus incongrus que dans Aaltra, est-ce que votre idéal ne serait pas de tourner un film entièrement muet ?C’est vrai… On voulait ici que le peu de paroles soit comme une musique, un son comme un autre. On s’est laissé porter par les performances des comédiens, dans des scènes comme celles de Bouli Lanners ou de Claude Chabrol, les dialogues étaient improvisés mais avec une véritable trame. Pour ce dernier, c’était complètement fou, cet homme est un monument. On lui a juste dit voilà, vous êtes un zoophile, petit vous adoriez voir les chevreuils, adulte vous avez adoré manger les chevreuils et maintenant vous adorez les enculer mais s’il vous plaît, ne le dites pas comme ça, ça risque de ne pas passer… Il l’a fait d’une traite, sans un mot de trop, c’était extraordinaire. On a vaguement fait une deuxième prise, mais on a gardé la sidérante première, un beau cadeau de la part de Monsieur Chabrol. Pour tout le reste de l’atmosphère sonore, depuis Aaltra on savait qu’on faisait des films fauchés, et via nos expériences de spectateurs de “cinéma alternatif“, on savait que ce qui trahit invariablement le film fauché, c’est le son pourri. Grâce aux techniciens du son, on se constitue donc sur le tournage une banque de son inouïe, dans laquelle on peut piocher pendant le montage. C’est ce qui donne vie à l’ensemble du film, ça nous permet de ne pas avoir à plaquer des musiques pour surligner des ambiances, d’aller dans le mystère complet.On sent dans Avida la tentation de plus en plus grande d’aller dans le fantastique…Oui, c’est quasiment un film de science-fiction. Si jamais on fait d’autres films – si ça se trouve on va en rester là, mais on ne le regrettera pas – on considèrera qu’on a fait notre film de SF. Bon, c’est une projection dans un petit nombre d’années mais c’est toujours ça.Vous avez un doute sur la poursuite de vos activités cinématographiques, à cause de vos conditions de tournage ?On est plus fatigués par la promotion que par les tournages. Mais on y est tenus pour des raisons d’argent ; on sait qu’on n’en gagnera pas, mais on doit faire notre possible pour ne pas faire un score trop minable au box-office. C’est la condition pour avoir le droit de faire un troisième film.Avida De et avec Benoît Delépine et Gustave Kervern (Fr, 1h17) avec Velvet, Albert Dupontel…

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