L'Être, l'Art et le Néant

Enzo Cormann, auteur d'une trentaine de pièces de théâtre, vient de publier chez Gallimard un premier roman dense, intensément vivant, musical. “Le Testament de Vénus”, enchevêtrement de différents genres, couleurs, timbres, rythmes, s'offre d'abord comme le récit autobiographique d'un personnage se rebaptisant à loisir comme on chercherait partout son identité. Séverine Delrieu

Si la structure de ce premier roman s'avère plutôt classique - un narrateur à quelques jours de sa mort (choisie ?) rédige son testament sur trois cahiers de cent pages -, Le Testament de Vénus vibre cependant sans relâche d'une superbe énergie vitale, d'un foisonnement verbal baroque, d'une brutalité nerveuse. Cette rythmique singulière, sèche, rapide à l'image du narrateur, s'installe dès les premières pages : très vite embringué dans le vif du sujet grâce aux souvenirs de la mère du narrateur, le lecteur suit avec fascination l'enfance dure, l'adolescence «de voyouterie» de celui qui se nomme «Le Soussigné». Enzo Cormann plonge son personnage, pour lequel, à n’en pas douter, il éprouve une forte empathie, le suivant au plus près, dans une campagne française raciste et intolérante au nom imaginaire de Presques, et qui n'est pas sans rappeler la province de Yoknapatawpha inventée par Faulkner dans Absalon, Absalon !, dont Cormann est un fervent et insatiable lecteur. Le Soussigné, né Paul André Félix Fayard en 1947, est fils d'ouvrier marocain, Driss Ben Shaab (assassiné avant la naissance de son fils par la tragique connerie raciste) et d'une mère française Lucie Fayard, reniée par son père le meunier dès l'annonce de cette grossesse. Se débattant pour sa survie dans un contexte familial et social aride, dénué d'affection et de compréhension, entre taloches maternelles et petits larcins, Le Soussigné se retrouve en prison. Alternent alors “séjours” en taule et retours à la maison (le moulin maternel), passage en hôpital psychiatrique sur demande d'une mère abandonniste et détour par l'Afrique. Art TotalLà où le propos et l'idée de Cormann touchent, c'est que ce personnage, pour le moins mal parti dans la vie (aujourd'hui certains diraient la “racaille”), va trouver sa propre liberté intérieure, réfléchir sur l'homme, se préoccuper sincèrement de l'Être (ce n'est pas un hasard si le narrateur se nomme Felix, comme le prénom du philosophe Guattari dont Enzo Cormann a été proche), se construire et devenir “Artiste Général”. «J'avais dans l'idée de restituer la grandeur à un être de peu», résume subtilement l'auteur. Cette énergie folle, ce potentiel dont jouit le narrateur (comme beaucoup de “racailles”) sont sublimés dans la création artistique : les rencontres humaines, Mareuil qui le baptisera “Vénus” à l'hôpital psychiatrique, le peintre Mouvementeur qui l'encourage dans son désir d'être artiste, vont l'aider à devenir un personnage totalement absorbé dans l'élaboration d'une œuvre d'art dont le matériau est sa propre vie. Des créations qu'il exposera à la galerie de “l'Amusée”, au cœur du moulin maternel, qui lui-même se métamorphosera en oeuvre d'art jusqu'à sa destruction. Les personnages sont excessivement bien croqués, les rebondissements s'enchaînent jusqu'au dernier souffle, comme si l’issue devait être retenue. Les passages amoureux avec “S”, celle qu'il aimât, ou Babette, une des rares à le comprendre dans ce monde où il est perpétuellement rejeté, en marge, finissant sa vie en ermite, bouleversent. Rhapsodie “Presquoise”Ainsi, même si l'issue reste incertaine, trouble, force est de constater que ce roman donne la parole à un être qui reprend de la puissance et donne du sens à sa vie après bien des errances et des escapades handicapantes. L'auteur usant d'un sens de la formule à la fois gouailleur et poétique, d'un vocabulaire riche, drôle, péchu ainsi que d'une virtuosité d'écriture trop rare, il offre une voix “swingueuse” à son narrateur. Si comme aime à le formuler “musicalement'” Enzo Cormann, ce roman est «rhapsodique», cousu de plusieurs genres : polar, essai philosophique, catalogue au vocabulaire très poussé sur la rénovation (on sent l'amusement de l'auteur dans ces passages), il est un précieux ouvrage sur l'art brut (au total plus de 5000 pièces d'art décrites par le narrateur). «Je suis un peintre frustré et à défaut de peindre, j'écris», dit Cormann. On comprend alors que Le Soussigné, Felix, Vénus, Artiste Général... est un personnage qui lui a permis «d'agrandir sa vie» et de vivre à travers lui, une passion dévorante. Enzo Cormann, homme et penseur de théâtre, metteur en scène, acteur, membre du collectif Troisième bureau, enseignant à l'ENSATT aura écrit pour le théâtre, rédigé un essai sur celui-ci intitulé À quoi sert le théâtre, quelques “livrets” pour la musique et enfin cette forme romanesque, superbement réussie, à la musicalité très théâtrale qui nous fait attendre son prochain roman, en cours d'écriture, avec une légère impatience puisque l'on retrouvera un «réseau de figures rémanentes», en d'autres termes une sorte de suite.Enzo Cormann“Le Testament de Vénus” (Gallimard)

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