PORTRAIT / Tout au long de leurs trente années d'existence, les membres du Kronos Quartet ont prouvé que la puissance émotionnelle, l'éclectisme, la curiosité, l'exigence et la prise de risque permanentes peuvent (et doivent ?) être les apanages d'un quartet à cordes.
François Cau
Contrairement à ce que m'affirmait Jean-Marie Pallardy (réalisateur cultissime de L'arrière-train sifflera trois fois ou de L'amour chez les poids lourds) il y a de ça un an, la bande originale de film a belle et bien une vie depuis Ennio Morricone. L'exemple le plus frappant est sans nul doute la partition du Requiem for a Dream signée Clint Mansell, et interprétée (transcendée serait plus exact) par les virtuoses du Kronos Quartet. Faites le test en soirée : passez n'importe quelle piste du CD, et au moins une personne vous sautera immédiatement au cou pour vous faire changer de fond sonore (à ce titre, que les réfractaires maladifs à ce disque écoutent plutôt leur travail tout aussi essentiel sur la bande originale de 21 Grammes). Enième tour de force de ses interprètes, cette BO reste liée ad vitam à la puissance esthétique du film d'Aronofsky ; mieux, elle en est l'un des éléments clés. Elle aura au moins permis aux freluquets de moins de trente ans (je m'inclue bien évidemment dedans) de découvrir l'une des formations "classiques" les plus stimulantes qui soient, dont le mouvement perpétuel n'est pas la dernière des qualités.Du minimalisme à WoodstockTout démarre lorsque David Harrington, jeune violoniste persuadé que le quartet à cordes peut devenir l'expression musicale par excellence, entend sur sa radio la création Black Angels de George Crumb, parabole sonore sur la guerre du Vietnam, mélange de bruitages, de six langues différentes et surtout d'une insistance stressante sur le jeu des cordes. Black Angels sera la première pièce jouée par le quartet, pas encore figé dans sa mouture historique. Les membres du Kronos se rencontrent à l'université de Mills, où officie un certain Terry Riley, connu pour n'être rien moins que le père fondateur de la musique minimaliste répétitive. Harrington harcèle le professeur pour qu'il lui écrive des compositions, et Riley finit par prendre le quartet sous son aile. Il leur donne rapidement le conseil qui changera leur vie : travailler l'expressivité de l’archet, son impact émotionnel immédiat. Riley deviendra en quelque sorte le gourou de la formation, bossant encore avec eux de nos jours sur leur projet Sun Rings, commande de la NASA (...) à partir de sons enregistrés dans l'espace et d'un chœur de 60 voix (le quartet en interprètera deux titres à la MC2). Dès lors, le bouillonnant David Harrington sollicite compositeurs après compositeurs, prouvant que la formation peut s'accomoder et faire honneur à n'importe quel répertoire. En 1980, alors qu'ils cherchent un nouveau morceau pour le rappel de leur prochain concert autour de Stravinsky, le quartet trouve des résonances rythmiques avec le Purple Haze de Jimi Hendrix. Kronos joue aujourd'hui encore sa réinterprétation de la chanson, dans le même esprit qu'à l'époque : pas tant pour la performance ou le côté ludique de la chose, mais bien parce qu'Hendrix était un putain de bon musicien, dont les œuvres n'ont pas à rougir aux côtés de celles présentes à leur répertoire pour le moins fécond (600 morceaux dont 450 compositions...).Tempus fugitDès les années 80, les quatre musiciens enchaînent les enregistrements, les dates, les collaborations prestigieuses ou non. La tentation du name-dropping taraude, on va d'ailleurs y céder : Tom Waits, David Bowie, Philip Glass (pour l'interprétation de la bande originale, désormais culte, du Mishima de Paul Schrader), Steve Reich (le projet Different Trains, pour lequel le quartet devait, en live, se synchroniser à la perfection sur une piste préexistante - ce qu'ils firent avec brio), Dave Matthews, les chorégraphes Merce Cunningham, Twyla Sharp... N'en jetons plus. Le Kronos Quartet aborde tous les genres musicaux avec inventivité, passion, voire même une certaine bravoure (ils jouent en 1983 une pièce de Morton Feldman d'une durée de cinq heures, sans pause, pour laquelle ils subissent un vrai entrainement d'athlète). Le tout n'étant pas vraiment une affaire d'ego, mais plutôt une façon de briser la défiance quant à l'éventuelle rigidité d'une telle formation (un prof de l'alto Hank Dutt avait pour habitude de dire, pour l'encourager, «qu'un quartet à cordes était aussi stimulant qu'un mariage sans sexe»). Le Kronos Quartet continue, du haut de ces décennies d'existence, à jeter des ponts entre les genres musicaux, à expérimenter à tout va, trouve même le temps et les moyens d'encourager les jeunes formations souhaitant marcher dans leurs foulées, via le Under 30 Project, géré par leur organisation. Autant de données, et tant d'autres qui auraient méritées plusieurs numéros de ce journal, qui font du Kronos Quartet l'une des formations contemporaines majeures des deux siècles sur lesquels leur parcours est si joliment à cheval. Kronos Quartetle 10 mai à l'Auditorium de la MC2
