Libres et nus

Réjouissons-nous : c’est le printemps, et les murs du Musée de Grenoble se parent pour quelques mois de toiles aventureuses et colorées, de nus audacieux et libres… Car ils accueillent un panorama exceptionnel d’œuvres du mouvement peu connu qu’est Die Brücke, sorte de pré-expressionnisme allemand, pressentiment des révolutions artistiques du vingtième siècle et de la nouvelle place dès lors accordée au corps. Laetitia Giry

Un grand ciel gris et nuageux, une ville qui s’étend en profondeur : c’est Dresde qui a la délicate mission d’accueillir le visiteur dans l’exposition consacrée au mouvement qu’elle a vu naître. Die Brücke, qui signifie « le pont » en allemand, s’est développé sur les cendres d’un art embourgeoisé ayant lassé une jeune génération désireuse de « changer l’art, changer la vie ». On est en 1905, l’Europe est fatiguée, Nietzsche crie sa furie dans Ainsi parlait Zarathoustra et fait mouche : « Ce qu’il y a de plus grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et une chute. » De ce précepte soulignant ici la photo de Dresde, les quatre étudiants en architecture qu’étaient Ernst Ludwig Kirchner, Fritz Bleyl, Karl Schmidt-Rottluff et Erich Heckel vont faire un point de départ pour une recherche artistique faisant table rase des académismes de la peinture classique, se recentrant sur l’homme, son corps, ses sensations. Le visiteur est immédiatement plongé dans un halo à la fois transcendant et crépusculaire, idéaliste, rêvé et profondément inaccessible. Nietzsche ouvre le chemin en le nommant, élargissant le spectre de la peinture à la philosophie, projetant la pensée là où elle le mérite : au centre de l’attention. Sur le mur d’en face, le manifeste du groupe formulé par Kirchner en 1906 : « Animés par la foi dans le progrès, la foi dans une nouvelle génération de créateurs et d’amateurs d’art, nous appelons toute la jeunesse à se regrouper et, en tant que représentants de cette jeunesse porteuse de l’avenir, nous voulons conquérir notre liberté d’action et de vie face aux forces établies du passé. Sont de notre côté tous ceux qui expriment directement et sincèrement leur élan créateur. »                 

Le rêve de Van Gogh

Comme le précise Guy Tosatto, directeur du musée de Grenoble, les fondateurs de Die Brücke étaient « fascinés par Van Gogh, pour la force de ses peintures, mais aussi pour son destin, voué à l’art, sa passion pour traduire ses émotions à travers sa peinture ». Malgré le froid glacial agissant à l’époque comme un venin sur les relations entre l’Allemagne et la France, certains artistes se découvrent et s’admirent… Tout ce qui fait l’identité intensément expressionniste de Van Gogh, son désarroi, la tension de ses mouvements vers l’expression de ses remous internes, sa capacité à jeter sur la toile l’émotion pure qui l’habite, saisit dans leur chair les jeunes impétueux de Die Brücke. L’art sera désormais spontané ou ne sera pas. L’art sera la vie ou ne sera pas. Et le groupe, au paroxysme de son idéalisme, s’imagine (et se construit) en communauté évoluant librement, dont les membres créent ensemble de nouvelles formes dans une harmonie totale. Une utopie en marche qui vit ses heures édéniques dans la campagne allemande, au bord des étangs de Moritzburg, au cours de quelques étés radieux pour le groupe. Groupe qui, au cours de ses neuf années d’existence, accueille sporadiquement de nouveaux venus : Emil Nolde, Otto Mueller, Max Pechstein... Et accomplit le rêve d’un certain Van Gogh, celui de créer une communauté d’artistes, un atelier ouvert et bouillonnant.

Nus dans la nature

Qui dit spontanéité et liberté, dit nudité. Rien d’anecdotique dans cette assertion, la plupart des œuvres présentées ici sont non seulement des nus, mais des nus déployés dans la vérité d’une attitude naturelle. Plus vrais encore que ceux d’un Degas figeant les attitudes des petits rats de l’Opéra en coulisses, car ils sont la manifestation d’une réappropriation entièrement décomplexée du corps comme outil et essence. Source de plaisirs et refuge de la pensée, le corps est célébré comme le pivot d’un expressionnisme émancipateur, dans un but allant bien au-delà du superficiel de la chair. Selon Kirchner, « l’art est fait par l’homme. Sa propre personne est le centre de tout art, car sa forme et sa masse sont le fondement et le point de départ de toute sensation. C’est pourquoi tout enseignement des choses de l’art doit commencer par l’homme même ». Guy Tosatto de préciser, non sans une certaine malice : « On n’a jamais montré autant de nus. Le mouvement a apporté quelque chose de profondément neuf dans l’approche du corps. C’est l’invention du « corps moderne », un corps totalement libéré des poses et de l’académisme, libéré de tout présupposé littéraire, allégorique, symbolique. Avec, en pratique, la mise en place d’une sorte de système pour que les personnes qui posent ne prennent pas des attitudes conventionnelles : les nus d’un quart d’heure. » Des femmes qui s’étirent lascivement, d’autres qui dansent, d’autres qui s’ennuient ou s’assoupissent aux côtés d’un chat (dont on note la nonchalante présence à de multiples reprises), des couples qui se baladent en toute quiétude : les séries se déclinent comme autant d’instantanés à la modernité déconcertante, faisant la matière d’un nouveau langage, affranchi de tout corset et immodérément séduisant.

Crépuscule sur le pont

Le retour à la réalité se fait sur le chemin vers l’enfer citadin et le grondement des guerres. 1914 approche : la fin de Die Brücke, le début d’une ère funeste. « Ces artistes pressentent les drames à venir, l’imminence du conflit de la Première Guerre mondiale. Le monde est devenu chaotique. Ils offrent une vision chamboulée de la réalité de la vie. Comme l’autoportrait de Kirchner de 1916, vision hallucinée de l’artiste, qui n’a même plus de corps et n’est plus qu’une espèce d’apparition fantomatique, tragique et angoissante. » Les traits se font plus tranchants, les couleurs plus sombres et tourmentées, l’exposition arrive à son terme. Après la découverte des quelque 130 œuvres (dessins, gravures, huiles, gouaches, aquarelles), et comme point final aux trois parties correspondant aux grands mouvements de Die Brücke, on trouve un tableau d’Otto Mueller datant de 1916, Couple d’amoureux entre deux murs de jardin. Légèrement hors chronologie, il assume la tâche d’ouvrir grand la porte au vingtième siècle, et de nimber le tragique de son commencement d’un sursaut d’espoir manifestement cher au directeur du musée : « le couple cherche désespérément à s’abriter d’un monde en total bouleversement, avec l’idée que l’amour est le dernier rempart face à la barbarie. » L’expression de l’amour par l’art s’apparenterait ainsi à un acte de création salutaire : dernier rempart face à la fixation de la bêtise. Si besoin en était, Die Brücke l’a prouvé dans un souffle.

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