«Comme un premier film»

Wong Kar-Wai, cinéaste de Hong-Kong, a craqué pour Norah Jones et l'a suivie jusqu'aux États-unis pour tourner “My Blueberry nights”, un film modeste plus proche de ses débuts que de ceux qui ont façonné sa légende. Christophe Chabert

On connaît les anecdotes fameuses sur Wong Kar-Wai. Ses tournages s'éternisent, personne n'en connaît le scénario, ils sont terminés l'avant-veille de leur première projection publique, et seul le maître sait alors à quoi va ressembler cette version finale tant il a accumulé de matériel sur la table de montage, au point de pouvoir en tirer deux ou trois films complètement différents. Ainsi, Maggie Cheung a découvert lors de la projection cannoise de 2046 que son rôle était purement et simplement passé à la trappe (elle réapparaîtra quelques mois plus tard dans la version définitive sortie en salles) ! De même, la relation platonique qu'elle entretenait avec Tony Leung dans In the mood for love devenait charnelle quand on regardait les scènes coupées sur le DVD du film. On pourrait continuer la liste : le tournage puis la post-production de 2046 a été si longue (plus de trois ans) que certains ont cru que le film ne serait jamais fini ; pendant une interruption de tournage des Cendres du temps, WKW est allé filmer vite fait Chungking express, qui le fit connaître à l'étranger ; à l'heure actuelle, il travaille, conjointement à la promo mondiale de My Blueberry nights, à un nouveau montage de ces fameuses Cendres du temps, film de sabre au antipodes des maîtres du genre, rare incursion de Wong dans un cinéma clairement identifié à la tradition chinoise. Dernier point de la légende, qui enfonce le clou d'une personnalité énigmatique : le cinéaste ne quitte absolument jamais ses lunettes noires.Lunettes noires pour nuits myrtilleQuand on le rencontre à la Villa Lumière, quelques heures avant la projection lyonnaise de My Blueberry nights, tout cet attirail mythologique paraît bien loin. Seules les lunettes sont là, inamovibles. Pour le reste, le cinéaste apparaît chaleureux et disponible, heureux de parler de son dernier film et de son expérience, nouvelle, aux États-unis. Il ne cache pas cependant que My Blueberry nights aurait pu se passer ailleurs «à Hong-Kong, à Paris ou à Istanbul». Il explique : «La seule raison de tourner en anglais, c'est de travailler avec Norah Jones. Manifestement, elle ne savait pas parler chinois et elle devait rester aux États-unis à cette époque car elle travaillait en parallèle sur son nouvel album». Avec Wong Kar-Wai, c'est simple comme bonjour ! Norah Jones aimait bien ses films, il aimait bien Norah Jones, il lui a montré un de ses courts-métrages qui est devenu le point de départ de My Blueberry nights, et il lui a ensuite écrit un film sur mesure. Le sur mesure pour elle étant aussi du sur mesure pour lui, car on ne peut pas dire que le film soit particulièrement dépaysant pour les connaisseurs de l'œuvre du cinéaste ! À l'inverse d'Antonioni ou de Wenders, Wong n'a pas cherché à saisir les grands espaces américains pour renouveler son cinéma. De l'Amérique, il dit avoir surtout voulu reproduire des figures mythiques : «Les pièces de Tennessee Williams et la musique d'Otis Redding pour la partie à Memphis, les peintures d'Edward Hopper pour le café new-yorkais, et pour le personnage de Natalie Portman, j'ai beaucoup pensé à ceux de Gena Rowlands dans les premiers Cassavetes». Conclusion : «My Blueberry nights m'a donné la chance de rendre hommage au cinéma de genre et aux artistes américains que j'admire».«Vous pouvez inventer...»Comme les choses sont simples, Wong se permet de les commenter dans la bonne humeur et de ne pas leur accorder une importance démesurée. Il glisse à son traducteur un peu perdu un «Vous pouvez inventer...» qui en dit long ; il se réjouit avec ironie de répondre à des journalistes dans la maison des frères Lumière qui, pense-t-il, n'ont jamais dû se plier à ce type d'exercice (il ignore probablement que les Lumière étaient, en plus des inventeurs du cinématographe, de puissants industriels lyonnais !). On tente de l'interroger sur son goût pour l'abstraction («Le choix d'un plan est celui d'un metteur en scène pour mettre en valeur l'histoire») ou sur le fait d'avoir réalisé un road movie («My Blueberry nights n'est pas un road movie, car l'esprit d'Elizabeth et ses sentiments restent attachés à New York») ; ça ne va pas bien loin. Quand on suggère que le film paraît avoir été très écrit, très mis en scène, mais que le montage semble moins décisif que pour In the mood for love et 2046, la discussion s'anime un peu : «Vous ne pouvez pas imaginer à quel point le montage a été difficile ! On pouvait changer l'ordre des trois chapitres et on pouvait aussi monter l'ensemble du film du point de vue d'Elizabeth, ou de celui de Jude Law. On a essayé beaucoup de combinaisons différentes». Dans la foulée, il ajoute que «Tout ce qui a été tourné se retrouve dans le film». Ou presque, car entre sa présentation cannoise et la version qui sort ce mercredi sur les écrans français, le film a fondu d'un bon quart d'heure. Qu'est-ce qui est passé à la trappe ? Pour Wong, «Les voix-off des personnages» ; pour ceux qui ont vu les deux versions, les longueurs manifestes qui émaillaient la partie avec David Strathairn à Memphis. La légende du cinéaste toujours insatisfait, concevant son œuvre comme un work in progress figé par les obligations économiques d'exploitation, repointe le bout de son nez. Mais pas longtemps. Car il affirme que ce tournage «Court, et dans quatre villes différentes» lui a donné «Un très grand sens des responsabilités». Est-ce un nouveau départ ? «Non, plutôt comme un premier film...». Le Wong Kar-Wai nouveau est arrivé ; mais il ressemble quand même beaucoup au Wong Kar-Wai d'avant !

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