Docudrame / S'appuyant sur une exceptionnelle Marion Cotillard, Mona Achache fait revivre sa mère à l'écran dans un documentaire sidérant où les images prolifèrent pour cerner les non-dits et éclairer les recoins d'une malédiction familiale et de cinquante ans d'Histoire française.
Il y a la grand-mère, Monique Lange, écrivaine et employée chez Gallimard ayant connu le gratin du monde littéraire de son époque — les années 50 et 60 ; il y a sa fille, Carole Achache, seize ans en mai 68, photographe tentant après des années de doutes de trouver sa voie et son salut dans la littérature, avant de se suicider à 63 ans ; et il y a sa petite-fille, Mona, cinéaste dont les fictions n'ont pas franchement laissé de souvenirs impérissables, qui replonge dans ces deux vies exaltées et chaotiques pour y trouver un sens occulté. On la voit à l'écran se débattre avec des centaines d'images qu'elle trie, organise, accroche sur les murs-studios de ce documentaire mutant, avant de se résoudre à en fabriquer une nouvelle.
Marion Cotillard débarque alors dans la pièce et, presque sans un mot, est sommée par la réalisatrice de se transformer sous ses yeux, enfilant vêtements, perruque et lentilles colorées pour devenir Carole. Le choix de cette comédienne-là renvoie sciemment à son palmarès glorieux de « performeuse » — un flash rapide la montre son oscar dans les mains, lors du triomphe de La Môme ; mais plus que le résultat, pourtant extraordinaire à l'écran, Achache filme le travail de Cotillard, s'appropriant jusqu'au vertige le phrasé et les gestes de Carole, tout en tentant de dépasser ses propres barrières morales pour épouser sans jugement les méandres d'un personnage complexe, peu aimable, brisé et hanté par les violences et les non-dits de sa jeunesse. Cela conduit vers l'acmé du film, stupéfiant monologue suant la haine de soi, le remords et l'autodestruction, où la comédienne excelle — qui après ça pourra dire sans mauvaise foi qu'elle n'est pas une de nos meilleures actrices, sinon la meilleure ?
Perdues dans l'Histoire et dans les images
Carole Achache se définit comme « l'enfant d'un monde intellectuel », autant que d'une mère démissionnaire et d'un père découvrant puis assumant son homosexualité. À 13 ans, mais peut-être 11, elle ne sait même plus, elle est abusée sexuellement par Jean Genet et son amant. Ce trauma va la hanter mais elle le refoule d'abord, perdue dans le tourbillon de Mai-68 où ce qu'elle nomme « sa flemme » se trouve légitimée, puis dans l'underground new-yorkais des années 70, où elle découvre drogue et prostitution, confondant par provocation sa « vie de pute » et sa « vie de fille d'intellectuelle ». Autant de manières d'échapper à cette « banalité » que sa mère abhorrait, suivant ainsi son idole Genet, et qu'elle finira pourtant par étreindre trente ans durant, mère de famille rangée des voitures mais toujours dérangée intimement. Bien sûr, une attaque si virulente contre une personnalité vénérée des lettres françaises, tout comme le contrechamp cruel sur les excès de Mai-68, donnera des balles à ceux qui veulent en liquider l'héritage et en dégommer les héros.
Mais deux choses résistent farouchement à ce simplisme-là : la liberté formelle du film, qui se grise plus qu'il ne s'étrangle de cette fuite en avant, transformant le décor en une projection baroque des états de Carole — feuillets de livres suspendus au plafond pour traduire son incapacité à trouver les mots, travelling projeté en surimpression sur le mur pendant que Cotillard avance sur un tapis roulant, faux surplace représentant ses ruminations intérieures ; et Mona Achache elle-même, dont la présence froide et butée semble refuser une victimisation qu'elle pourrait légitimement quémander — on n'en dira pas plus... Elle n'est pas là pour faire le procès d'une époque, ni des hommes, pourtant presque tous lâches et pervers, mais pour comprendre ce qui s'y est joué et qui se joue peut-être encore aujourd'hui, à l'abri des regards, derrière le grouillement des images et des mots.
Little Girl Blue
De Mona Achache (Fr, 1h39) avec Marion Cotillard...
Sortie le 15 novembre