Lettres d'Iwo Jima

Mercredi 28 février 2007

Clint Eastwood boucle son diptyque sur la bataille d'Iwo Jima par son versant japonais. Moins théorique et plus linéaire que «Mémoires de nos pères», «Lettres d'Iwo Jima» est l'œuvre d'un grand cinéaste et surtout d'un grand sage.Christophe Chabert

On attendait depuis la rentrée le grand film qui allait remettre les pendules cinématographiques à l'heure, celles-ci ayant été déréglées par une quantité alarmante de navets, et plus affolées qu'autre chose par le controversé INLAND EMPIRE de David Lynch. Lettres d'Iwo Jima s'impose comme ce film-là, œuvre majeure elle-même prise dans un projet immense et unique porté par un cinéaste qui semble avoir atteint une souveraineté créative d'autant plus admirable qu'elle paraît couler de source, hors de toute contingence. C'est pourtant de cela qu'il faut parler en premier : Eastwood l'américain qui va tourner en japonais, une langue qu'il ne connaît pas, le film qu'aucun cinéaste nippon n'avait osé faire sur son Histoire nationale. Avec la modestie de celui qui sait qu'il ne sait rien, il s'immerge complètement dans cette culture inédite pour lui, même si d'aucuns auront remarqué qu'un mélo flamboyant comme Sur la route de Madison évoquait en creux les drames retenus d'un Yasujiro Ozu... Les premières images de Lettres d'Iwo Jima mettent en scène cette découverte : des archéologues fouillent le sable noir et les grottes de l'île d'Iwo Jima où, 60 ans auparavant, des milliers de Japonais ont trouvé la mort en se battant contre les Américains. Avant même d'avoir révélé son «butin», Eastwood repart en arrière et montre les soldats, bien vivants, en train de creuser une tranchée qui pourrait bien devenir, plus tard, leur propre tombe. L'un d'entre eux, le jeune Saigo, se permet une remarque sur la vacuité d'un tel acte ; le lieutenant Ito l'entend, et entreprend de punir cette plaisanterie «antipatriotique». Passe alors le général Kuribayashi, fraîchement nommé, qui demande de faire preuve de ménagement envers les hommes pour qu'ils soient en pleine forme pour le combat. Au début et à la fin de la séquence, on entendra en voix-off quelques extraits des correspondances du général et des soldats à leurs proches, aussi brefs qu'essentiels.Patriotisme aveugleEastwood a déjà, en quelques minutes, tout dit. Si Lettres d'Iwo Jima paraît moins théorique, moins complexe, plus linéaire dans sa structure que Mémoires de nos pères, c'est parce que le cinéaste, en grand sage de la mise en scène, ne laisse affleurer ses questions qu'à la périphérie de l'écran. Mémoires de nos pères décrivait la naissance d'une propagande nationaliste sur le dos de soldats complètement dépassés par l'ampleur du rôle qu'on leur faisait tenir ? Lettres d'Iwo Jima montre la même chose, mais au cœur de la bataille et après le travail de sape propagandiste... Les soldats japonais sont conditionnés par une obéissance aveugle à un patriotisme auquel, dans le fond, ils ne croient plus vraiment. Coupés du monde, c'est-à-dire de leur terre natale et surtout de leurs familles, ils avancent vers une défaite annoncée au nom d'un pays qui pourtant ne peut plus rien pour eux. C'est alors que surgissent les étonnants flashbacks du film : chacun des personnages revoit un fragment marquant de son passé. Cependant, exactement comme pour les fragments épistolaires, Eastwood n'en garde quasiment rien, quelques vignettes certes signifiantes, mais aussi terriblement banales. Or, cette banalité-là fait intrusion au milieu de la sauvagerie guerrière qui devient au fil du film le vrai quotidien des soldats ; quelques instants mélancoliques et en couleur dans une œuvre tirant sur le noir et blanc, image monochrome et blafarde qui ne laisse aucun doute sur la visée finale de Eastwood : un requiem pour des vies sacrifiées.DignitéLe cinéaste va alors très loin dans sa réflexion sur les impasses de la guerre. Le général Kuribayashi a passé de nombreuses années à sillonner les États-Unis, un pays qu'il a aimé et qu'il respecte, tout comme le Baron Nishi, champion olympique d'équitation à Los Angeles en 1932. «L'ennemi» n'est pour eux que circonstanciel, délimité à l'espace-temps du champ de bataille... Le lieutenant Ito, chien de guerre jusqu'auboutiste, n'arrive même pas à mourir en kamikaze, passant deux jours au milieu des cadavres, le corps bardé de mines. Quant à Saigo, il est celui qui affichera tout du long la plus grande lâcheté, tentant sans arrêt de resquiller au combat, mais c'est bien lui qui en sortira physiquement indemne, héroïque par la force des choses et des événements. À cet instant, les deux volets se rejoignent en un seul discours et une séquence commune : le petit soldat ne s'énerve plus par rage patriotique, mais par une inconsolable douleur devant la perte de celui qui l'a sauvé à trois reprises. Il est devenu le frère de John et d'Ira, les «héros» de Mémoires de nos pères, tout aussi incompris et minés de l'intérieur par les souvenirs atroces qu'ils ont ramenés du front. Ainsi, ce diptyque admirable ne parle pas de la guerre, même s'il la montre avec une précision et un réalisme impressionnants. Il parle de cet instant de vérité humaine où, quels que soient son camp, sa nationalité, son degré de bravoure et son rang, on est renvoyé à ce qu'il y a de plus précieux en nous : l'instinct de survie et la dignité face à une mort prochaine. Dans Mémoires de nos pères, Eastwood accompagnait les survivants américains d'Iwo Jima jusqu'à leur lit d'hôpital, paralysés par une impossible transmission ; ici, il retient le dernier souffle des combattants japonais, qui n'ont que des mots d'amour à laisser derrière eux pour ceux qu'ils ne reverront jamais. En cela, Lettres d'Iwo Jima, film épuré, direct, humaniste et profondément émouvant, touche tout simplement à l'universel.Lettres d'Iwo Jimade Clint Eastwood (ÉU, 2h22) avec Ken Watanabe, Kazunari Ninomiya, Ryo Kaze...