Ordonner le monde en souvenir

Vidéos et peintures, installations et sculptures, jeu des perspectives : la présence d’Isabelle Cornaro au Magasin enchante l’œil comme son art (ré)enchante l’acte de (re)créer. Laetitia Giry

Isabelle Cornaro, parisienne trentenaire, peut se vanter d’un bien joli CV : diplômée de l’École du Louvre, des beaux-arts de Paris et résidente du Palais de Tokyo en 2006, elle a participé à de nombreuses expositions, personnelles et collectives, en France et à l’étranger. Voilà qui brille mais, pour être honnête, on se moque bien a priori de sa réputation, de ses prix et autres qualifications inscrites dans sa biographie. Quand on se dirige vers l’exposition monographique d’un artiste contemporain, on espère simplement que le concept rejoindra le sensible, que les œuvres et installations en place évoqueront un message (voire un panache de messages) dans l’immédiateté de la perception, avec l’ouverture vers un champ de possibles interprétations. Car c’est souvent l’attention portée à la sensation qui fait le lien entre l’artiste et son public, et c’est cela même qui fait la belle réussite des œuvres exposées, respectueuses du mot du philosophe Merleau-Ponty, affirmant que l’œuvre serait une « sorte d’histoire par contact, qui peut-être ne sort pas des limites d’une personne, et qui pourtant doit tout à la fréquentation des autres ».

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »

L’artiste aime les « objets chinés, qui montrent leur usure, qui ont un vécu », et qu’elle a utilisés à foison pour la pièce intitulée Le Proche et le lointain. Six vitrines, organisées comme des tableaux, agencées de manière très géométrique  – angles, lignes –, manifestent un certain goût pour l’ordonnancement du chaos. Sous verre, montrés comme Blanche-neige dans son cercueil temporaire, des objets kitsch ou simplement vieillots prennent leur retraite, coulant de nouveaux jours loin du monde pratique, acquérant une valeur symbolique nouvelle. Tirelire rose en forme de chat, vase perroquet multicolore, métronome ou balance, tous participent désormais d’un langage artistique tissé dans le détail. Le précieux des matières, l’ourlet d’un tapis, la finesse d’une dentelle, le cheminement tortueux d’un simple fil : autant d’éléments composant l’image des moulages de plâtre malicieusement nommés Homonymes (version II). Eux aussi sont six, et eux aussi tendent vers la conservation fétichiste de l’objet et de ce qu’il représente. L’idée d’une splendeur passée hante ces installations inscrites dans le présent mais figées pour toujours, réunissant en puzzle la nostalgie d’une époque, ou celle d’un simple souvenir. Tout comme la vitrine la plus imposante, très orientale, les moulages ouvrent sur l’ailleurs fantasmé par la tendance orientaliste de l’art du XIXe siècle, fleurant le parfum du voyage, lui-même confiné dans ces étranges tombeaux de verre et de plâtre. Des restes empreints de la fascination de l’artiste, dont le regard n’est pas sans rappeler celui du personnage de Des Esseintes dans A rebours, grand roman symboliste et décadent de Huysmans (XIXe siècle, à nouveau).

Et l’ailleurs de respirer

Dans la plus grande salle (les murs du Magasin sont nombreux à être tombés), l’immense espace blanc accueille d’imposants sprays muraux. « Spatialisation du film » projeté à l’entrée, ces peintures floues, grands aplats de couleurs pastel, apaisent de la façon la plus douce. Agrandissement extrême de l’image filmée, transposition de tableaux de Monet, les sprays mauve-prune-jaune, rose-jaune-bleu ou vert-rose-orangé ont ce quelque chose de spécial qui déploie le sentiment de percevoir, dynamise l’impression. Impression dynamitée dans l’espace de la Rue (situé dans la halle et longeant les salles d'exposition), où la reproduction d’un tableau classique de Poussin en volumes faits de matières industrielles s’étale en trois dimensions, et étonne dans la modulation des perspectives : de loin, une image ; de l’intérieur, si l’on y déambule, des pièces lourdes et sans intérêt. Alors, si l’on peut à nouveau déplorer l’absence de tout cartel explicatif, force est de reconnaître la beauté du geste de l’artiste, fort en soi.

Isabelle Cornaro, jusqu’au 2 septembre au Magasin-Cnac

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