Vous êtes considéré comme un virtuose de la mandoline particulièrement précoce : vous avez joué pour Bill Monroe à 11 ans, fondé Nickel Creek à 8, sorti votre premier album à 13, remporté un Grammy à 15, et quatre Grammy en tout, Garrison Keillor dit de vous que vous êtes le meilleur musicien bluegrass de votre génération... Comment un enfant puis un jeune homme tel que vous se débrouille avec tout cela sans jamais être blasé ?
Chris Thile : Je n'aurais jamais imaginé tout ce qui a pu m'arriver en tant que musicien. Rencontrer un tel succès avec une simple mandoline, devenir l'animateur du show radio A Prairie Home Companion, par exemple. Jouer pour les gens, partager de la musique avec eux, faire des concerts à l'autre bout du monde ou presque, venir jouer ici en France, c'est comme un rêve devenu réalité, quelque chose que je n'aurais pu croire il n'y a encore pas si longtemps. Mais pour être tout à fait honnête, je pense que je suis davantage surpris par tout cela en tant qu'adulte que j'aurais pu l'être enfant. À l'époque, j'étais sans doute un petit garçon un peu arrogant (rires). Mes parents me répétant sans cesse qu'il n'y avait rien que je ne puisse faire. Ce que je croyais (rires). Aujourd'hui, je suis un peu plus conscient de la chance que j'ai eu et que j'ai encore.
Avec votre mandoline, en plus de 25 ans, vous avez exploré bien des esthétiques musicales, collaboré avec nombre de musiciens différents, en duo, en groupe, composé des dizaines de chansons. Fort de tout cela, comment votre approche de la composition musicale a-t-elle évolué aux fil des ans et de votre carrière.
Oh, elle a beaucoup changé. Au départ – et j'ai écrit ma première chanson à l'âge de sept ou huit ans, je m'en souviens très clairement –, je crois que j'écoutais naturellement beaucoup mon intuition. Puis les choses sont devenues un peu plus sophistiquées. Quand je suis allé à l'Université [Columbia, NDLR] pour un an et demi avant que mon groupe Nickel Creek ne commence à bien marcher, j'ai été fasciné par ce que nous enseignait notre professeur de composition. À savoir qu'une chanson n'était pas terminée tant qu'on n'en avait pas exploré toutes les possibilités. C'est là que j'ai appris qu'une grande idée était parfois trop grande pour être menée à bien et que le secret résidait dans de petites idées, répétées jusqu'à leur terme (rires). C'est le langage musical avec lequel je me suis construit. C'est une manière d'écrire une chanson, mais c'est juste une manière d'écrire une chanson. Je crois que la meilleure musique possible aujourd'hui, et depuis toujours, est faite à part égale d'intuition et d'apprentissage. Sans que l'on puisse distinguer l'un de l'autre.
Comme beaucoup de musiciens de votre génération, Bryce Dessner (The National), Ellis Ludwig-Leone (San Fermin), Gabriel Kahane, Sufjan Stevens, Nico Muhly, vous naviguez entre les champs musicaux, effaçant les frontières entre la musique traditionnelle, la musique classique, contemporaine, de chambre et la pop, avec un grand naturel. Comment expliquez-vous cette curiosité musicale et cette faculté de passer d'un genre à l'autre ? Est-ce une affaire d'éducation musicale ?
Je pense que le monde qui nous entoure y est pour beaucoup. Pour le meilleur et pour le pire, nous n'avons jamais été plus connecté via l'Internet, via les smartphones. Le monde en général et le monde de la musique en particulier, est à portée de main. Si vous êtes un musicien un tant soit peu curieux, vous avez eu accès dans votre vie à une quantité et une variété de musique sans précédent. Simplement parce qu'elles sont disponibles. Mais ce n'est pas toujours un bien que de vivre à une époque indisciplinée lorsque l'on cherche à créer de la musique.
Cela peut même engendrer des difficultés supplémentaires. Car même nous devons trouver les conditions dans lesquels nous sommes à même de nous découvrir et de nous accomplir. Nous devons faire attention à ne pas nous perdre dans notre curiosité au point de n'être plus que référentiels car le danger est de reproduire ce qui a déjà été fait. C'est quelque chose contre lequel j'essaie d'aller. Je pense qu'il y a beaucoup de très belle musique aujourd'hui et je suis content de vivre à mon époque mais je suis également inquiet pour nous, musiciens. Parfois plus une chose est facile d'accès, plus elle est potentiellement dévaluée. Et cela est tout aussi problématique pour les amateurs de musique que pour les musiciens eux-mêmes.
Chris Thile
Aux Subsistances (PB Live) le jeudi 16 mars