"Youssef Salem a du succès" de Baya Kasmi : vivre pour livre

Youssef Salem a du succès
De Baya Kasmi (FR, 1h37) Avec Ramzy Bedia, Noémie Lvovsky, Melha Bedia

Comédie / Comédie burlesque sur les liens familiaux envahissants, satire de notre époque et du milieu de l’édition ; réflexion métaphysique sur l’alchimie prodigieuse du “mentir-vrai“ de la création, "Youssef Salem a du succès" se hisse au niveau de "Mother" d’Aronofsky, de "Barton Fink" des frères Coen ou de "The Fabelmans" de Spielberg, grâce au talent conjoint de son autrice Baya Kasmi et de son interprète Ramzy Bedia. À voir à tout prix !

Quadragénaire un brin à la ramasse, Youssef Salem tente en vain de mener une carrière littéraire. Alors que son père — qui nourrit de hautes ambitions pour son rejeton — le pousse vers le genre noble de la biographie historique, Youssef signe Le Choc toxique, un roman furieusement inspiré par l’histoire et les membres de sa famille… bien qu’il s’en défende. Créant le buzz dans les médias, l’ouvrage devient un phénomène de société, décrochant même le Graal absolu pour un auteur : le Goncourt. Plus embarrassé que réjoui par cette consécration, Youssef fait tout pour empêcher les siens de lire son livre…

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Et si Baya Kasmi avait trouvé ici ce dont tout auteur (et surtout producteur) rêve : la martingale permettant de concevoir une œuvre populaire, dans l’acception la plus large et généreuse du terme ? Renouvelant les points de vues dans le cinéma hexagonal sans négliger de perpétuer une certaine tradition de farce méditerranéenne, Youssef Salem a du succès défend dans la structure même de son récit les bienfaits de la mixité, de l’hybridation en tant que moteur de comédie et d’originalité poétique. Cela, en offrant de partager une réflexion méta sur l’acte fondamental de la création, doublement illustrée par une fantastique mise en abyme inaugurale (le film commence par la mise en images du roman Le Choc toxique) ; mais aussi par la narration en surplomb, matérialisant par du texte devenant palimpseste tant il est modifié par les repentirs de l’écrivain, par son obsédante recherche du mot juste.

D’ailleurs, si Youssef insiste sur un point auprès de ses interlocuteurs, c’est bien que l’on reconnaisse la qualité de “sa langue”. Celle de la scénariste-réalisatrice n’est pas moins riche puisqu’elle donne au spectateur le privilège de cumuler en une seule œuvre la faconde lettrée d’un Fellag, le surréalisme sentimental d’un Vian ou d’un Queneau ; et l’art analytique d’emboîter les récits (et de glisser des objets théoriques pointus dans des divertissements d’une exquise finesse) comme chez Resnais. Et n’en déplaise à Audiard, tous ces bénéfices s’additionnent.

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Critique de la création pure

Film populaire, Youssef Salem… l’est aussi parce qu’au centre de ce qu’on a présenté une comédie sur les affres de la création, les personnages demeurent en majesté. Il ne s’agit pas de rôles ni d’emplois : chacun d’entre eux dispose d’une épaisseur, d’une sensibilité et d’un caractère suffisamment solide pour que les interprètes accomplissent cette éternelle gageure de les incarner dans le recul et avec la proximité nécessaires — oui, cela demande quelque souplesse.

Frère et sœur à la ville comme à l’écran Ramzy et Melha Bedia jouent adroitement de cette ambiguïté en la plaçant au service d’une justesse touchante. Le reste de la famille Salem n’est pas en reste question ambiguïté : les non-dits et le silence le disputent aux débordements vocaux. Cette même langue (qui préoccupe tant Youssef par ailleurs) est pour eux un organe bien compliqué à manier lorsqu’il s’agit d’exprimer des vérités intimes ou de dépasser les traditions séculaires. Il est aussi celui dont les éditocrates abusent dans une séquence de débat hilarante (car à peine caricaturale), tournant en dérision les injonctions à se conformer aux ukases moraux émis par ces censeurs au petit pied.

S’ouvrant sous les auspices de Roth (« Quand un écrivain naît dans une famille, alors cette famille est foutue »), le film s’achève sur une transposition cinématographique du mot de Cocteau : « Ce qu'on te reproche, cultive-le, c'est toi » dans un plan métaphorique génial, à la lisière du fantastique. Rappelant l’inéluctable nécessité d’écrire pour un auteur, il est aussi une subtile négation du point final

★★★★☆ Youssef Salem a du succès
Un film de Baya Kasmi (Fr-It, 1h37) avec Ramzy Bedia, Noémie Lvovsky, Melha Bedia…

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