Tanguy Viel : « je trouve les gens très tolérants à la domination »

Tanguy Viel

Librairie Passages

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Littérature / Lorsque Laura, jeune femme de retour dans sa ville natale, demande une faveur au maire sur les conseils de son boxeur de père, également chauffeur de l'édile, débute une tristement banale affaire d'emprise qui conduira à la vengeance la plus triviale. À la suite d'Article 353 du Code pénal, Tanguy Viel, à Passages le 12 octobre, livre avec La Fille qu'on appelle le deuxième acte d'un diptyque judiciaire, qui ausculte la question du consentement. Où les phrases s'enroulent jusqu'au vertige autour d'une colère qui sourd jusqu'à l'explosion.

Au départ de votre livre il y avait le désir d'écrire sur la boxe, de faire votre Raging Bull, avez-vous dit. Comment est né La Fille qu'on appelle, comment son sujet — la question de l'emprise et du consentement — a-t-il fini par dépasser votre désir initial ?
Tanguy Viel : Cela s'est fait en deux temps très distincts. J'ai en effet d'abord rêvé un roman de boxe qui s'est un peu écroulé sur lui-même. Et puis quelques mois plus tard est née cette figure de jeune fille. C'est au moment où les deux se sont rencontrés, le boxeur et la jeune fille, que j'ai senti que je tenais le roman, comme si l'un était nécessaire à l'autre. Je crois que la boxe donne une dimension romanesque, mythologique à une histoire qui sans cela serait trop triviale à mon goût.

Il y a dans le livre comme l'écho des innombrables affaires ayant éclaboussé le monde, disons, politico-culturel. Jusqu'à présent vos livres se voulaient très romanesques, hors du réel. Quand on s'approche, comme vous le faites ici, de l'actualité, comment maintenir le cap d'une ambition véritablement littéraire et continuer à faire œuvre d'écrivain et non de chroniqueur ?
Ce fut toute la difficulté de l'entreprise. Maintenir le littéraire en ce sens, c'est appuyer plus fort encore sur la langue, ses intensités, ses outils rhétoriques, au service d'une vision du réel mais qui permet de la hisser justement au rang d'une vision, avec ses cadres, ses lumières, ses zooms, et beaucoup aussi dans ce livre, ses métaphores. En fait il fallait transfigurer la chronique dans chacun de ses instants, la dépasser par les pouvoirs du langage. Je me suis rendu compte que le réel s'éloignait très vite pour moi, que peu à peu je bâtissais un monde de formes presque théâtrales.

Pour être complet, il faudrait dire que ce roman semble apparaître comme une variation de ou sur Article 353 du code pénal, avec lequel il partage des préoccupations et une certaine mécanique. Comment l'expliquez-vous ? Ces livres marquent-ils un rapport différent de l'écrivain que vous êtes avec l'actualité ?
Oui, c'est la même mécanique qu'Article 353. Il m'arrive de dire que La Fille qu'on appelle est la version féminine du précédent. Il en partage notamment le processus d'humiliation et pour ainsi dire de réparation, même si les forces se distribuent très différemment. Il en partage aussi le réalisme et c'est sans doute cela qui les sépare de mes romans précédents. Même si, comme on le disait, il y a du théâtre et des enjeux de formes, ce sont deux romans qui lorgnent du côté de Balzac plus que du côté de Flaubert. Et c'est pour l'instant comme cela que j'analyse l'évolution de mon travail, dans l'augmentation de son ancrage au réel. Mais il est possible que j'en ai touché la limite.

La Fille qu'on appelle est un livre sur le pouvoir, politique notamment, sur son incarnation au sens le plus strict, c'est-à-dire ce qu'il fait aux corps, dominants comme dominés... De ce point de vue Max Le Corre et Laura Le Corre, le père et la fille, sont des corps en lutte – on peut d'ailleurs penser que le choix de leur nom, Le Corre, n'est pas gratuit – et il y a quelque chose de sacrificiel dans ces corps. Celui du maire devenu ministre est lui d'une certaine façon rendu triomphant par le pouvoir...
Oui c'est un livre qui essaie de raconter ça, des corps contraints, marchandés, aliénés et dont l'arme ultime reste encore ce même corps pour essayer de s'en sortir, pour le meilleur et pour le pire. Contrairement à mes romans précédents où les aliénations sont psychiques, cette fois la contrainte s'exerce physiquement, ou plutôt le psychisme manipulateur s'empare des corps, les oblige, les téléguide.

Il y a un degré de colère et d'épuisement qui ne laisse pas d'autres choix

Au-delà de votre idée initiale d'un roman de boxe, la figure du boxeur était-elle la seule qui pouvait apporter une réponse – celle de la force brute – au pouvoir politique, ses poings étant son seul vecteur d'influence sur le réel ? On songe à cette image désormais célèbre du "boxeur-gilet jaune" Christophe Deittinger s'affrontant à une compagnie de CRS à poings nus, qui soudainement semble défier le pouvoir peut-être de la seule manière possible quand toutes les autres issues sont épuisées.
Voilà, exactement : parce que toutes les autres issues sont épuisées. C'est de cette même manière que Gilles Deleuze expliquait certains actes terroristes palestiniens dans les années 80, avec cette idée qu'il ne reste plus que votre corps pour arme. Il y a un degré de colère et d'épuisement qui ne laisse pas d'autres choix.

Entre ces deux livres il y a eu le mouvement des gilets jaunes avec les manifestations très "physiques" qu'on a pu y voir, la répression policière inédite. Dans Article 353, comme dans La Fille qu'on appelle... il y a donc cette idée de la colère qui déborde physiquement. Dans quelle impasse nous aurait conduit la société pour qu'il n'y ait plus que l'explosion de colère, non plus seulement comme exutoire mais comme prétendue solution ?
La question qui se pose, malheureusement, c'est : y a-t-il jamais eu d'autres solutions que la colère et la force nerveuse qui en découle pour changer les choses ? Le propre d'une révolte, ou d'une révolution, c'est d'être physique, colérique, de déborder les cadres en place. Ce n'est pas une impasse, c'est la réaction logique et récurrente à la domination. On pourrait en réalité s'étonner qu'il n'y ait pas plus de violence et de colère. Je trouve les gens très tolérants à la domination.

Pour la première fois, le récit est mené essentiellement à la troisième personne. Était-ce de mettre en scène une jeune femme qui vous a empêché de tenir sa parole entièrement, de vous glisser dans ses mots ?
Oui, en partie, je crois. J'ai bien essayé de faire monologuer Laura mais je trouvais ça inadapté et étrangement faux. Sans doute cette question de n'être pas une jeune fille de vingt ans et surtout de n'avoir pas subi son expérience m'a rendu perplexe quant à l'usage de la première personne. Mais je me suis surtout rendu compte des vertus de la troisième personne. Elle permet d'avoir un narrateur pour ainsi dire intelligent, qui analyse les situations, les scrute bien plus qu'un personnage encore sous le joug de son traumatisme.

Vous avez dit dans une interview à Diacritik évoquant « les jeunes femmes aux prises avec le masculin », être vous-même aux prises avec le masculin depuis longtemps. Que voulez-vous dire ?
Simplement que depuis l'enfance, la force virile a toujours eu sur moi un effet inhibant, et qu'à bientôt cinquante ans je continue à voir le monde des hommes avec un regard d'enfant un peu farouche. C'est le côté Kafka de l'affaire.

L'un des grands plaisirs de lecture de ce livre est de voir vos phrases s'enrouler comme un boxeur s'enroule autour de son adversaire avant de le frapper. Qu'y a-t-il de commun entre la boxe et la littérature que vous auriez voulu montrer ?
S'il y a un point commun, c'est celui de l'incarnation, de la présence. Étre là, absolument présent, du cerveau jusqu'aux mains, sur un ring ou sur une page blanche, pour moi c'est la même difficulté, le même drame d'une chose qui passe son temps à nous fuir. Et l'écriture de ce point de vue, c'est un corps de lettre qui essaie de saisir sa proie, qui n'est pas le corps de l'ennemi mais simplement le monde qu'on voudrait embrasser.

Tanguy Viel, La Fille qu'on appelle (Minuit)
À la Librairie Passages le mardi 12 octobre

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