«Une image plurielle du monde est une vision moderne»

Cédric Klapisch, cinéaste, signe avec «Paris» son film le plus ambitieux, une œuvre de maturité qui tranche avec ses précédentes réalisations. Propos recueillis par Christophe Chabert

Cédric Klapisch : Romain Duris m’avait dit après Les Poupées russes : «J’espère qu’on pourra travailler sur autre chose que sur Xavier». Ça m’a fait gamberger… Si on retravaillait ensemble, il fallait forcément sortir de ce qu’on avait créé ensemble avec ces deux films. Assez rapidement, j’ai eu l’idée du personnage de Pierre, pour des raisons intimes et personnelles ; je lui ai demandé si ça le dérangeait d’interpréter ce genre de rôles. Au contraire, ça l’intéressait d’aller voir des choses qu’il n’avait jamais jouées.Petit bulletin : Dans le film, ce n’est plus votre alter-ego, plutôt le narrateur fantôme d’une histoire chorale, ce qui est aussi un changement de regard : vous êtes avec les personnages, à leur niveau, dans l’empathie plus que dans l’identification…
Le fait qu’il n’y ait pas de voix-off donne un autre rapport que celui du spectateur avec Xavier. Mais pour moi, ce n’était déjà pas un alter-ego dans Les Poupées russes, beaucoup plus dans L’Auberge espagnole. J’ai passé deux ans à New York en colocation, donc j’avais transposé des choses de ma vie dans ce film-là, mais suffisamment pour que ni le personnage, ni ce qui lui arrivait ne me ressemble vraiment. On avait inventé ça tous les deux, en essayant. On nous parlait beaucoup du rapport Léaud/Truffaut, mais je trouve qu’eux ont un rapport d’alter-ego, dans les deux sens. Nous, ce n’était pas ça. Là, effectivement, le personnage est plus loin de moi car je ne suis pas danseur au Moulin Rouge. Mais le rapport est le même : on travaille sur un personnage, pas sur nous.Et vis-à-vis des autres personnages, l’empathie remplace-t-elle le regard critique que vous pouviez avoir dans d’autres films ?
J’ai l’impression d’avoir toujours fait ça, dans Le Péril jeune, dans Chacun cherche son chat… L’empathie, c’est quelque chose que j’ai toujours recherché depuis Riens du tout, mon premier long-métrage. Il y avait une vingtaine de personnages, et ils avaient tous une part de moi-même. Je ne pense pas faire quelque chose de très différent, d’être moins au-dessus.On peut prendre un exemple précis : dans Chacun cherche son chat, il y a une scène dans le milieu de la mode où les gens qui y travaillent sont montrés avec une certaine férocité. Là, à l’inverse, les mêmes personnages sont regardés de manière plus douce et apaisée…
C’est vrai, car je m’identifie plus. Les filles de la mode qui vont à Rungis dans Paris sont comme nous, gens du cinéma, quand on va dîner dans ces halles : des bourgeois déplacés. La gentillesse dont la styliste fait preuve envers l’Africain quand elle est en vacances, c’est quelque chose que je peux sentir chez moi ou chez des amis, mais il n’y a pas de discours pour dire «elle est superficielle» ou «elle est méchante». C’est la dureté de la vie entre gens de classe sociale différente ; mais c’est moins moqueur qu’à l’époque de Chacun cherche son chat, en effet.Il y a un pessimisme sur l’idée d’un mélange social, générationnel ou racial : chaque rapprochement possible est voué à l’échec…
Pas complètement. Il y a dans le film une idée de fraternité. Ce qui se passe entre Romain Duris et Juliette Binoche est à cette image, ils arrivent à passer outre leurs différences. Même dans la scène avec Julie Ferrier où il y a beaucoup de conflits, le but est que les gens autour s’associent. Binoche et Dupontel ont d’abord chacun leur histoire personnelle, et ces histoires se rapprochent par la proximité commune de la mort.Mais ce rapprochement, dans le film, se fait après un double refus de mixité raciale ou sociale…
Ils se retrouvent parce qu’ils sont en phase. On dit toujours qu’une grande ville fabrique de la séparation, de l’individualisme, de la solitude ; mais ça fabrique aussi du contact. Je pense que les gens viennent de partout et qu’il y a plus de chance que ce contact se fasse à Paris qu’à la campagne. J’essaye de parler de ça, mais c’est peut-être l’inverse qui ressort… Dans l’histoire entre Fabrice Luchini et Mélanie Laurent, il y a de la tragédie : il surmonte la différence d’âge pour vivre une deuxième jeunesse, mais elle choisit quelqu’un d’autre. Malgré tout, quelque chose est passé et cette histoire est aussi triste qu'heureuse.En choisissant ce titre, Paris, y avait-il l'intention de se mesurer à un autre film-choral, Nashville de Robert Altman ?
Bien sûr, c'est un des maîtres absolus du genre, il l'a même créé. Nashville est un film très important pour moi, Short cuts aussi, ce sont deux modèles décisifs. Le cinéma américain contemporain est très multiple : Collision, Magnolia, Babel. Il y a une école de ce cinéma qui donne une image plurielle du monde, et c'est selon moi une vision moderne. On ne suit plus un seul individu, mais un quartier, une famille... C'est aussi ce que développe les séries télé. C'est quelque chose qui était peut-être difficile à suivre il y a vingt ans, mais aujourd'hui notre regard est plus habitué à cette profusion.Est-ce cette multiplicité-là qui a rendu le film plus politique que vos précédents ? Quand on suit des personnages, on tire des fils de l'histoire contemporaine ?
Oui, quand on cherche des émotions collectives, on se retrouve à traiter des problèmes sociaux. Par exemple, suivre une assistante sociale, son incapacité à sauver des gens qui ont des problèmes, et son paradoxe où elle ne sait pas si elle est plus utile à aider son frère malade ou à faire son travail. Ou encore quelle est la place d'un Africain qui veut venir à Paris. Je ne fais que suivre de loin le trajet de ce clandestin, mais ce type est prêt à mourir pour venir à Paris ; c'est une autre vision de ma ville. Être à Paris, pour lui comme pour Pierre, c'est une chance. Quand on parle de faillite du politique, cela signifie qu'on préfère regarder des choses intimes plutôt que des questions générales et collectives. J'ai essayé de faire l'inverse dans ce film : partir des problèmes individuels pour aboutir à des questions idéologiques.

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