Fête du Livre de Bron / Un homme, Martial Kermeur, jette dans la rade de Brest un agent immobilier qui quelques années auparavant l'a escroqué comme il a escroqué toute une ville avec un projet de « station balnéaire » jamais édifiée. Puis s'en explique longuement auprès d'un juge. C'est la trame, irrésistible, du roman de Tanguy Viel, Article 353 du Code pénal, écrit sous la forme d'une confession réparatrice. Avec l'idée que la parole et par là, la littérature, peuvent sauver de tout, même du pire. Entretien avec l'auteur, invité de la Fête du livre de Bron. Où il est question de la fin de l'idéal socialiste, de filiation impossible, de l'homme, cette plante verte, de bonne conscience et d'injustice, des Mille et Une Nuits, de Darwinisme et de méta-fiction.
Qu'est-ce qui a présidé – l'idée, l'image, la situation – à l'écriture d'Article 353 du Code pénal ? Cette scène de meurtre qui ouvre le livre, comme pour s'en débarrasser ?
Tanguy Viel : Pour qu'il y ait vraiment roman, il fallait qu'il y ait un acte dramatique fort. Donc la première scène, la scène du meurtre [le narrateur jette à la mer l'agent immobilier qui l'a arnaqué, NDLR], est une des premières que j'ai écrite, même si je savais qu'elle était pratiquement de l'ordre du dénouement. Mais je ne dirais pas que c'est forcément la première idée qui m'a inspiré le livre. D'abord il y a cette histoire toute bête d'imaginer un type qui allait installer une station balnéaire dans la rade de Brest.
Le caractère presque absurde du projet était en fait une sorte d'idée romanesque dont je ne voyais pas trop ce que j'allais faire. Et presque parallèlement à ça, ce qui est né, c'est la figure du narrateur, Martial Kermeur. Ce qui m'intéressait beaucoup c'était raconter l'histoire d'un homme floué, fatigué, un peu envasé. La rencontre entre un élément dramatique fort, une proposition qui débarque, comme ça : - « je vais vous vendre un appartement » - et un type dont je sentais qu'il était faible, a produit ce rapport de force. Donc je pourrais presque dire que c'est plutôt ça, l'image séminale du livre, ce rapport de force entre les deux. Et donc oui, assez vite la question du meurtre s'est posée.
Vous faites de Kermeur un personnage dont la vie est une suite de « mauvaises réponses à un grand questionnaire ». Il est à ce point un perdant qu'il perd au loto même le jour où il gagne...
Ce qui fait vraiment naître un personnage, c'est quand même le grain de sa voix, son humeur profonde. C'est sous cette grande mélancolie que je pouvais me glisser le mieux parce que c'est un endroit où je me sens bien dans l'écriture. C'est presque l'humeur de l'échec qui fait que petit à petit, se sont agrégés des éléments dramatiques. Comme si ça venait figurer ce qui était déjà à l'oeuvre dans la psychologie profonde du personnage et donc dans le geste de l'écriture.
Parce qu'au fond, c'est dans cet espace là, de grande fatigue, que paradoxalement presque, la phrase peut commencer à se déplier. Comme une longue plainte, une longue déploration. C'est ce que j'avais envie de décrire : une déploration. Ça lui laisse peu de chances, parce qu'on ne peut pas en faire un personnage en demie-teinte, mais je ne l'ai jamais vécu comme un personnage accablé. Il y avait pour moi une certaine joie dans l'écriture parce que je crois aussi qu'avec le moment où il commence à raconter son histoire et donc le moment où je me suis mis à écrire, commence le moment de la réparation.
"Si on imagine l'océan comme un espace un peu mythique avec Poséidon sortant des flots, la rade c'est le contraire".
Une fois de plus vous revenez dans la rade de Brest, que vous décrivez comme un lieu saumâtre, en déliquescence, stagnant comme une mangrove, immobile et mourant à tous les sens du terme. Pour vous, de quoi la rade, le lieu comme le mot, est-elle le nom ?
En effet, la définition géographique et géologique de la rade, ce n'est pas d'être une ouverture sur la mer mais pour ainsi dire, une ouverture fermée. Un goulet d'étranglement. Ca tourne le dos à la mer, à l'espace, à l'horizon, aux possibles, au fond. C'est le mauvais élève au fond de la classe, un peu replié. Ce n'est peut-être pas le mot rade en tant que signifiant, même s'il y a cette expression « être en rade » qui veut quand même toujours dire « un peu paumé », mais par contre c'est vraiment l'image d'une réalité physique de la stagnation, ça se remplit, ça se vide, mais c'est quand même assez médiocre au fond comme mouvement. C'est le contraire du spectacle, le contraire de l'action. Si on imagine l'océan comme un espace un peu mythique avec Poséidon sortant des flots, la rade c'est le contraire. Il y a éventuellement le Loch Ness qui peut traîner dessous mais les monstres y sont enfouis.
La peinture que vous faites de cet extrême-ouest de stagnation et de rouille peut-elle être vue comme le symbole ou une miniature presque absurde et outrée de la désagrégation de la situation de l'Europe Occidentale dont Brest et sa rade seraient l'extrême pointe et donc la caricature ?
Je n'irai pas jusque-là. D'abord, je ne l'ai pas programmé comme tel, je veux dire comme métaphore, comme symbole, etc. Je comprends cette question et je ne peux pas y répondre complètement non, parce que sans doute que si je me sens bien dans cet espace-là, j'habite aussi mon époque, j'habite un certain pays, je pense qu'il y a un climat profond, une teinte qui correspond à ce qu'on pourrait appeler le monde contemporain. Mais est-ce que c'est vraiment cela le monde contemporain ? Je n'en sais rien en fait. Beaucoup d'écrivains seraient très contents de vous répondre et de faire un grand discours sur l'état de l'Europe mais ce n'est vraiment pas mon cas.
"Signer un crédit à 5% et se retrouver avec un truc à 200 %, c'est un sacré levier de fiction.".
Kermeur, c'est quand même quelque part le parangon de cette classe moyenne qui se débat entre abandon, désespoir et promesses non tenues et qui est asphyxié de tous côtés...
Je suis d'accord et c'est pour cela qu'il était important pour moi que ça se passe dans les années 80-90. C'est le moment de la bascule, d'un certain dévoiement des grandes idées, des utopies ou simplement des promesses. Si l'on dit bon ben voilà, ce type-là est symptomatique de la déception produite, pour être très concret, par le socialisme en France dans les années 80, je suis d'accord et je l'assume complètement.
Mais de là à faire d'un livre la métaphore d'un état du monde, non. Evidemment ça résonne, je le conçois bien. Mais je l'ai pensé comme : « qu'est-ce que c'est un type dans les années 90, dix ans après l'arrivée de Mitterrand au pouvoir. » Fin. Même si ce genre d'histoire aurait pu arriver dans les années 60 ou au XIXe siècle – après tout, ce n'est jamais qu'une simple escroquerie – la manière dont ça se déploie et dont ça peut nourrir tout un arrière-fond historique fait que oui, ça parle de cette période là. Mais c'est vrai qu'on pourrait dire que depuis les années 90 ça n'a pas beaucoup changé.
Le roman aurait d'ailleurs très bien pu se passer au moment de la crise des subprimes ou juste avant...
Ah oui, oui, complètement, ça aurait pu être un levier fictionnel. D'ailleurs sans doute que si j'avais été américain, il est probable que la question du crédit à taux révisable aurait travaillé le texte, même si je ne suis pas économiste. Mais en gros signer un crédit à 5% et se retrouver avec un truc à 200 %, c'est un sacré levier de fiction.
"Ca devait être un des motifs les plus importants du livre sans que je le sache au départ".
Parmi les échecs de Kermeur il y a celui de la filiation ratée avec son fils Erwan qui se construit sur du vide, des non-dits, du silence, un thème que vous aviez un peu abordé dans Paris-Brest. Mais en même temps dans ce ratage, quelque chose se produit : Kermeur a abandonné mais chez Erwan, ça bouillonne. Et c'est d'une certaine manière le passage à l'acte de son fils, via un acte de vandalisme – apparaissant comme un sursaut de lutte des classes ayant sauté une génération, quelque chose qui explose – qui finalement pousse le père à passer lui-même à l'acte. Toutes ces années qu'il a passé par son apathie à charger son fils comme « une pile de 100000 volts » comme vous l'écrivez, lui reviennent en pleine figure. Comme si la filiation passait par là.
Oui, et elle se renverse presque. A la fois, le fils devient père et le père fils, puisque finalement il apprend de son fils. En tout cas, comme vous dites ça le réveille. Mais c'était vraiment important pour moi qu'il y ait ce mouvement car lui tout seul n'aurait pas agi. Ce n'est pas le motif premier du livre, qui reste ce rapport de force entre Kermeur et l'escroc et puis peut-être tout simplement ce sentiment d'injustice. Mais c'est, je pourrais dire, ce qui s'est le plus développé dans l'écriture du livre : la présence de ce fils et cette espèce de masse, presque au sens électrique du terme.
Bizarrement, les pages sur le fils, le développement de ce thème-là dans le livre, c'est vraiment comme si le narrateur, je m'en suis rendu compte assez tardivement, non seulement déployait un discours auprès du juge parce qu'il est là pour se justifier d'un acte qu'il a commis, mais faisait aussi de ce livre comme une sorte de longue lettre-confession au fils, pour essayer de réparer les choses. Si c'est monté comme ça dans le processus de l'écriture c'est parce que ça devait être un des motifs les plus importants du livre sans que je le sache au départ. Il y avait cette présence du fils depuis le début mais au départ c'était juste la tristesse d'un enfant qui grandit dans les non-dits de son père, le récit non transmis, le sentiment de ne pas avoir de père, au fond.
Un fils qui malgré tout comprend tout ce qui se passe...
Et même, sans doute, le comprend d'autant plus violemment que comme il n'y a pas de mots, il le prend dans sa chair. Il voit les ratages mais il les ressent avant de les connaître. Et tout est électrique. Ce n'est pas un rapport humain, c'est un rapport animal ou végétal, comme aujourd'hui on dit souvent que les arbres arrivent à transmettre des informations. La relation père-fils c'est un peu comme ça que je l'ai construite. C'était en deçà de l'humanité mais juste dans l'organicité de ce que c'est que de se tenir ensemble pendant 15 ans, à manger ensemble comme ça tous les jours et peut-être à ne jamais se parler.
"Plus je suis sur cette terre, moins je vois la différence entre nos existences et celle d'une plante verte. Franchement qu'est-ce qu'on fait ?"
Sur ce sujet, vous utilisez beaucoup la nature comme un élément parlant, lui, qui produit une atmosphère, d'une part mais fait aussi souvent écho aux événements. Cette nature revient beaucoup dans le récit de Kermeur, ce qui le rend très poétique.
Il y a là plusieurs choses : effectivement, dans ce déploiement soit du paysage, soit des éléments minéraux, il y a vraiment la possibilité pour moi de tendre comme un miroir des émotions, des sentiments. Au fond, plutôt que de faire dire à un personnage sans cesse, « je suis triste ou je suis laminé », si on le fait parler de la brume devant lui ou de la mer un peu stagnante, on obtient des images beaucoup plus puissantes pour dire ces choses-là, cette chose un peu impalpable qui serait l'intérieur de l'âme. Il y a un effet de miroir dans le fait d'utiliser des métaphores un peu végétales comme ça.
Et puis fondamentalement, plus je suis sur cette terre, moins je vois la différence entre nos existences et celle d'une plante verte. Franchement qu'est-ce qu'on fait ? On a trois, quatre stimuli avec lesquels on réagit. Je ne porte pas très haut l'idée de la conscience humaine. Tout ça est déguisé sous des artifices incroyables de civilisation, ou de ce que vous voulez, mais la vérité c'est qu'à la fin, c'est deux, trois machins un peu biologiques qui filent entre nous qui font qu'on passe de vie à trépas en 70 ans. Pour moi le végétal est une condition profonde de ce qu'au fond on est, et qui est quand même une vaste blague.
Parlant de conscience humaine, il y a peu un article des Pinçon-Charlot poursuivait leur réflexion sur le fait que ceux qui ont de l'argent peuvent non seulement tout se permettre, mais en plus, le font sans ressentir la moindre culpabilité, simplement parce que cela ne leur vient pas à l'idée. Vous le dites d'ailleurs à travers Kermeur « Et quel cerveau j'ai demandé au juge, quel cerveau il nous faut, à nous autres les gens normaux, pour admettre qu'il existe sur terre une catégorie de personnes comme ça, dépourvues de cette chose que vous et moi, j'ai dit au juge, je suis sûr qu'on partage, quelque chose qui normalement nous empêche ou nous menace, quelque chose – une conscience peut-être, et qui naît assez vite pourvu qu'on ait dans la tête ce miroir mal fixé qui fait que même Adam s'est couvert d'une feuille de vigne, quelque chose qui nous entrave, oui, mais peut-être aussi nous honore. Et le fait est que certains en sont dépourvus, de cette chose-là, comme d'autres naissent avec un bras en moins, certains naissent atrophiés, de je ne sais pas, de... Et le juge a dit : D'humanité ? Oui, peut-être au fond c'est ça, d'humanité. » On en a des exemples très concrets en ce moment avec des affaires dont les accusés sont ébahis de ce qu'on peut leur reprocher...
J'ai moi-même longtemps cru que tout le monde était fondamentalement bon. Et le temps passant, j'ai fait le constat amer et un peu tardif qu'on n'a pas tous la même capacité d'empathie. Mais vraiment profondément, je pourrais presque dire biologiquement.
On peut toujours dire que ce sont des questions d'éducation. Bien sûr il y a sans doute mille paramètres qui influent sur la psychologie de chacun mais je pense que malheureusement, il y a vraiment des gens qui sont nés, pas pour le mal, mais pour l'absence de bien. Et qui ne connaissent pas l'empathie, c'est le mot, mais aussi la compassion, la bienveillance. Et si d'aventure ces gens se retrouvent en situation de domination, ils n'ont pas les moyens psychiques de voir autre chose et de ressentir à la place de l'autre. Ce n'est même pas de la cupidité ou je ne sais quoi, même si ça peut être un moteur, mais surtout l'incapacité de se mettre à la place de l'autre. C'est comme si on butait sur un mur. Ce n'est même pas du cynisme, c'est autre chose. Un truc qui manque.
"Le seul moment salvateur en vérité, c'est l'espace même de la parole".
Vous vous attaquez ici à la question de la narration presque à la manière des Mille et une Nuits avec ce genre de récit qui semble se dérouler sous les pas du lecteur, et de l'auditeur qu'est le juge, qui maintient en haleine et qui distille ses informations au compte-gouttes. Par ailleurs, comme dans Les Mille et Une Nuits, le récit a un caractère salvateur. Il recule une échéance mais également impose la victoire de la subjectivité sur le système. Comme si le Salut ici, celui de Kermeur, mais aussi le Salut tout court résidait dans le récit, dans la recomposition des événements. Un peu d'ailleurs comme en psychanalyse...
Oui, c'est vrai. J'ai confondu pendant toute l'écriture du livre la figure du juge avec celle du psychanalyste (rires). Je dois dire que d'un point de vue naturaliste, ce n'est pas une situation si crédible. D'abord parce qu'on n'imagine pas un type dérouler un récit pendant quatre heures de manière aussi limpide ensuite parce que normalement dans un cabinet de juge d'instruction – enfin, je dis cabinet, ce n'est même pas le mot –, dans le bureau du juge, il y a un greffier par exemple. Et le fait qu'il n'y ait ici pas de greffier, pour moi c'est tout simplement parce que dans ma tête on était plus avec un médecin qu'avec un juge.
Je dis ça parce que vous évoquez la psychanalyse et je crois que c'est un peu le nœud de l'affaire. En tout cas, je m'associe volontiers à tout ce que la psychanalyse peut espérer de la cure, c'est-à-dire la réparation par le récit, la recomposition, réordonner les choses et donc obtenir une forme de souveraineté sur soi-même uniquement par le fait du langage.
Et peut-être plus encore, de manière plus littéraire, le seul moment salvateur en vérité, c'est l'espace même de la parole. Certes le dénouement fait que la parole est performative, va produire un effet positif, mais la réalité c'est que le vrai moment de jouissance pour le narrateur c'est le fait même de raconter. En fait je pense, et je crois qu'il le dit à un moment dans le livre, que si Kermeur pouvait ne jamais s'arrêter de parler, vivre dans cet espace là, hors de la réalité, un espace un peu suspendu, il le ferait, en effet comme Shéhérazade. Car la parole, c'est l'espace d'avant le couperet, l'espace d'avant la mort. Je n'avais pas pensé aux Mille et une Nuits mais quand vous me le dites, on trouve quelque chose, une fois dans le récit, comme un espace habitable. Comme, peut-être, le seul espace habitable par l'être humain.
'Il y a un degré de sauvagerie qui ne permet plus l'écriture et ne permet même plus tout simplement de tenir debout".
Le tour de force de votre roman c'est d'être parvenu à transformer une parole et une pensée que vous avez défini comme « un poème invisible », et Kermeur comme « un fleuve pouvant sortir de son lit », en une rencontre un tout autre genre de parole : la parole de la loi. Quelque chose de construit comme une parole horizontale qui parviendrait à bâtir un récit vertical dont les couches s'accumulent au fur et à mesure du livre jusqu'à entrer en cohérence avec la figure du juge même si, comme vous l'avez dit, elle n'est pas extrêmement réaliste.
Alors, il faudrait que je m'explique à moi-même des choses qui ne sont pas très claires mais j'ai l'impression que la façon dont j'essaie d'écrire ou la raison pour laquelle j'essaie d'écrire, c'est quand même pour essayer d'endiguer le flux de la pensée qui serait un espace qui risquerait pour moi de fuir de toute part, ou comme le dirait le narrateur, serait comme une rivière sauvage qui sort de son lit, et qu'il y a un degré de sauvagerie qui ne permet plus l'écriture et ne permet même plus tout simplement de tenir debout.
L'idée ce serait, à l'opposé de toute une poétique du dernier siècle, qu'il y ait un rêve de normalisation dans la volonté de parler. Si le juge représente la norme, la loi, l'institution, peut-être aussi tout simplement la communauté partageable, l'endroit où l'on peut se tenir ensemble, peut-être même la société, il y a aussi celui qui serait trop excentré, trop à la marge de ça, justement parce que sa pensée serait trop bordélique, et qui demande au langage - ce serait presque une supplique faite à la langue - de rentrer dans le rang, c'est-dire au fond de s'innocenter d'une faute. La faute étant tout simplement le chaos, le sentiment du chaos ou le fait d'être mis sur le côté. C'est exactement comme ça que Dostoïevski procède. Ses narrateurs n'ont qu'un but c'est d'expulser la faute et de rentrer dans le rang.
C'est un peu bizarre de dire ça parce que c'est comme si on disait d'un coup – contrairement à tout ce qu'on dit : que la littérature c'est l'évasion, le droit à la marge etc – : la littérature c'est une demande de norme. Au fond il y a des degrés de folie qui sont intenables et on peut demander à la langue d'essayer d'endiguer, de capturer un peu ça.
Antonin Artaud n'a pas écrit pour dire « c'est génial d'être fou » mais « j'en ai marre d'être fou ».
Or le symbole de la langue, ce n'est certes pas le code pénal mais c'est le dictionnaire. Donc, métaphoriquement, le juge est au code pénal ce que le lecteur serait à la langue française. Celui qui va me permettre de tenir debout. C'est pour cela d'ailleurs que j'ai souvent besoin d'une adresse. Une adresse c'est la garantie de ne pas rester dans sa solitude mentale, confessionnelle. A la fois, il faut réussir à imposer sa subjectivité avec ses excroissances, ses marges, sa folie etc. mais quand même réussir à la placer quelque part. Quelque part où quelqu'un peut l'entendre. Sinon c'est Antonin Artaud. D'ailleurs, je pense qu'Antonin Artaud n'a écrit que pour ça et que comme ça. Il n'a pas écrit pour dire « c'est génial d'être fou » mais « j'en ai marre d'être fou ». Ce n'est pas pareil (rires).
On dit souvent que le langage est une manière d'ordonner le chaos...
Bien sûr, mais quand on dit ça, en général on dit justement, la littérature, elle, c'est le contraire. Il faut qu'elle puisse aller s'évader et gambader à travers champs. Ce n'est pas faux, mais jusqu'à un certain point.
C'est que dans le livre on est partagé entre la littérature en tant que lecteur et une vraie parole au sens normé du terme qui s'adresse au juge. Or le juge et le lecteur sont aussi placés dans la même position. Il y a une double articulation entre quelque chose qui ferait œuvre de littérature mais en même temps ferait œuvre d'une parole qui voudrait entrer dans la normalité. Et le lecteur est pris entre ces deux articulations, puisqu'il est placé aussi dans la position du juge, étant amené lui aussi à juger ce récit, à en ressentir les effets.
C'est pour ça qu'on peut faire le mouvement dans les deux sens et ce n'est certainement pas au roman de trancher. On peut considérer que le lecteur quand il arrive dans un livre, il vient d'où ? Il vient de la langue commune. Mettons, il a pris le métro, il est rentré chez lui, il a discuté avec des copains, et tout à coup, voilà, avec cette langue qui est la langue de tout le monde, il pose son regard sur une autre parole. Donc il a en effet le rôle du juge. Il sort du dictionnaire, il est le dictionnaire, le lecteur est la langue française, et là d'un coup, il est en effet juge et partie.
"Si le personnage était un intellectuel ou avait une maîtrise rhétorique, il serait incapable de déployer une telle richesse métaphorique. Parce que précisément il aurait des mots pour les choses".
Kermeur est un homme assez banal, qu'on imagine pas plus lettré qu'un autre. Or, il produit dans son récit une langue infiniment poétique, pleine d'images, de métaphores, qu'on n'imaginerait pas entendre dans le bureau d'un juge de la part d'un homme comme lui, qui s'ancre très bien dans un livre comme le vôtre mais un peu moins dans la réalité.
Oui, c'est un roman (rires). Mais pas un roman naturaliste. Mais qu'est-ce que ça voudrait dire reproduire la parole d'un homme banal, d'un ouvrier, sinon projeter une sorte de catégorie objectivante qui aurait un savoir sur ce que c'est qu'un ouvrier ou ce que c'est qu'une parole normale. Par ailleurs, le fait qu'il ne soit pas lettré, ça ne l'empêche pas d'avoir une épaisseur d'âme qui n'a rien à envier à je ne sais quel philosophe parisien. De ce point de vue là, il me semble que le travail de l'écriture c'est d'explorer à un niveau infra-mince, de dessiner les contours de cette vie intérieure. Et cette vie intérieure, elle est quantique. Presque, j'irais même plus loin : si le personnage était un intellectuel ou avait une maîtrise rhétorique, il serait incapable de déployer une telle richesse métaphorique. Parce que précisément il aurait des mots pour les choses.
Effectivement, il y a chez lui quelque chose, sans mauvais jeu de mots, d'une vraie innocence...
Oui, parce que moins on en sait en quelque sorte, moins on croit en savoir, plus on a de chances de produire des phrases neuves. C'est même une vérité sociologique : quand vous allez dans le bistro d'un village, la façon dont parlent les gens, je ne dis pas que c'est poétique mais c'est surprenant.
Je veux dire, il y a vraiment partout de la déviation dans la manière dont la langue est réappropriée. C'est très troublant. Alors évidemment à des échelles qui ne sont peut-être pas celles de la concentration d'un roman.
Donc je pense que si on imagine un type qui pousse les curseurs de sa propre existence au maximum, comme ça, qui parle de pas grand chose, en toute innocence, qui cherche avec beaucoup de ténacité la vérité de son propre récit, normalement il arrive à ça. Et je crois que si Kermeur avait écrit le livre à ma place, il l'aurait écrit comme ça (rires).
Alors justement, lors de votre passage à La Grande Librairie sur France 5, vous avez parlé brièvement de la manière dont vous et votre narrateur avez construit ce livre, ce qui a quasiment été pris pour un lapsus. Or Kermeur, fait très souvent au juge et aux lecteurs le commentaire, la réflexion critique, de sa propre narration, presque malgré lui et presque, pourrait-on dire, malgré vous. Peut-on y voir quelque chose de l'ordre d'une immiscion dans la méta-fiction, dans cette manière qu'a Kermeur d'être auto-réfléxif et au regard de cette phrase que vous avez prononcé ?
Bien sûr. C'est vrai que ce qui changeait ici un peu pour moi dans ma façon de faire par rapport à mes livres précédents, c'est que ce que vous nommez méta-fiction, cette fois est complètement ingérée à l'intérieur même de la parole, masquée au fond. C'est par petites touches que tout d'un coup en effet le récit se retourne sur lui-même, réfléchit sur ce que c'est que simplement faire une phrase. En fait c'est peut-être le livre dans lequel il y a le plus de méta-fiction dans tout ce que j'ai fait.
Mais c'est vrai que ça s'est fait très naturellement et pas de manière programmatique. C'est presque grâce au point d'énonciation que Kermeur m'a donné, que très naturellement le récit se mordait la queue ou s'arrêtait sur lui-même pour se regarder avancer ou se regarder ne pas avancer, justement. Quelquefois quand on parle de méta-fiction on a l'impression qu'il y a d'un côté le récit à l'état pur et puis de l'autre la réflexion en miroir qui serait à dix mille kilomètres.
Là, on parlait plus haut de végétal, c'est comme si les choses avaient poussé de l'intérieur : c'est presque dans la fiction que naît tout d'un coup le début d'une image de la fiction elle-même, et puis voilà, la phrase finit par devenir une phrase, si on exagère, méta-fictionnelle.
Ce qui est très troublant c'est qu'il il n'y a pas de saut qualitatif d'un régime à une autre, c'est une continuité. C'était d'ailleurs la grande idée de Darwin : Natura non facit saltus, « la Nature ne fait pas de saut ». C'est cette idée que pour arriver par exemple à l'humanité et même au langage, il y a une continuité de la nature. De la même manière qu'une réflexion sur un récit est la continuité même de ce récit.
Donc au fond, j'ai le sentiment dans ce livre de m'être senti beaucoup plus juste avec moi-même de ce point de vue-là, de ce que vous évoquez, la méta-fiction, que peut-être quand j'utilisais des dispositifs plus ironiques ou plus à vue.
"Et maintenant on fait quoi, nous écrivains, nous la littérature ? Eh bien on continue. On le fait déjà, le boulot. Ca fait 20 ans qu'on recolmate les brèches, qu'on refabrique du récit, qu'on redit que la vie est possible".
Venons-en au thème de la Fête du Livre : « Et maintenant, on fait quoi ? »Yann Nicol, directeur de la programmation en dit que « l'idée de cette édition est d'interroger sur le moment que l'on vit, de quoi découle-t-il et sur quoi peut-il donner ? » Ce qui recoupe le thème de votre livre. Que répondriez-vous, vous, à cette question « et maintenant on fait quoi ? » à l'approche d'échéances cruciales dans un monde et une France qui ont quelque chose de la rade que vous décrivez, entre stagnation et chaos ?
C'est compliqué. Un, on évite le pire. Donc, stratège jusqu'au bout des ongles (rires). Et on bricole et puis on reconstruit. Après, ça dépend à quelle échelle on fait quoi. A l'échelle politique ce n'est pas très compliqué : on sait ce qu'on a à faire, on sait pour qui on ira voter, en se bouchant le nez ou pas, je n'en sais rien mais on ira quand même. Si on parle de l'élection qui arrive concrètement, je pense qu'il faut cinq ans à la gauche pour faire son boulot, pour se reconstruire avec un vrai truc. Après ils le font ou pas, on le fait ou pas.
Et maintenant on fait quoi, nous écrivains, nous la littérature ? Eh bien on continue. On le fait déjà, le boulot. Ca fait 20 ans qu'on recolmate les brèches, qu'on refabrique du récit, qu'on redit que la vie est possible. On bricole, on construit on reconstruit. On est quand même de ce point de vue-là sorti d'un état de mélancolie abyssal. Après politiquement, c'est le grand café du commerce, on est 60 millions. Donc là-dessus, je n'ai pas grand chose de plus à dire que les 60 autres millions (rires).
En tant qu'écrivain comment est-ce qu'on parvient à être à la fois traversé par les questions qui sont celles de tous les jours et à s'en détacher justement pour écrire des livres qui, comme votre livre, sont à la fois ancrés dans leur époque sans en être esclave.
Justement, ce n'est pas une question à se poser quand on écrit. Parce que si on commence à être volontariste avec ça... Moi, le premier je suis parasité par l'actualité au point que, quelque fois, ma lorgnette peut se réduire et je suis là dans le pur présent, comme en ce moment, à me dire que je trouverais marrant de faire un livre qui parle d'un mec qui fait des meetings politiques. Mais j'ai conscience que c'est une mauvaise idée parce que je sais que c'est simplement parce que je lis Le Monde tous les jours.
Cela ne veut pas dire qu'un jour ce ne serait pas intéressant de faire le roman d'un homme en campagne mais je crois que là aussi, il faudrait que je trouve un endroit d'apaisement, hors-contexte, hors actualité pour pouvoir travailler justement sans être esclave de cet espèce de tourbillon quotidien de parole.
Donc c'est surtout ne pas y penser et sans doute se refréner, à mon sens, en tout cas moi j'ai besoin de ça, il y a des écrivains dont c'est la came, mais moi il faut que je refrène mes envies quand je sens que mes idées naissent trop facilement de la lecture du journal. Parce qu'il n'y a rien à en faire pour la littérature.
Une intime conviction : dialogue d'auteurs avec Tanguy Viel et Luc Lang
A l'Hippodrome de Parilly - Salle des Parieurs
Dimanche 12 mars à 14h30
"Article 353 du Code pénal" (Editions de Minuit)