Panorama théâtre : une saison en créations

La crise ? Quelle crise ? C’est acté : les spectateurices sont revenus dans les salles la saison dernière. Mais parfois noyés dans les pléthoriques programmations, tous les spectacles n’ont pas fait le plein. Alors en 23-24, il y en aura moins, plus de créations, plus de reprises aussi donc moins d’accueil pour les tournées. Du pragmatisme implacable du Welfare de Julie Deliquet au théâtre de l’urgence de Sens Interdits, il y aura aussi de la place pour la joie et des épopées de fictions. Levers de rideaux !

Ça décélère se dit-on au vu des plaquettes de saison. Même si déjà la tornade de la quarantaine de spectacles alléchants de la Biennale de la danse va lancer cette rentrée au galop (voir pages 24-25). Mais les chiffres parlent : le TNP affiche 200 représentations cette saison (et 25 spectacles) contre 215 la saison dernière et 300 en 21-22, dans l’immédiat post-Covid. Même si cela interroge que la maison la plus dotée de la Métropole lyonnaise, CDN historique et emblématique de la décentralisation, réduise ainsi la voilure (mais accueille des grands formats bien conscient que cela lui échoie tel le spectacle – enfin très abouti – de Tiphaine Raffier, Némémis, d’après Philip Roth ou le Richard II de Christophe Rauck avec l’immense Micha Lescot dans le rôle-titre, nov), son directeur Jean Bellorini, l’explique par une volonté « ne pas être dans la frénésie actuelle » à laquelle il a cédé après le Covid « par solidarité avec les artistes ». « Il est temps, affirmait-il en mai lors de sa présentation de saison, de se dire qu’il faut créer moins et mieux, faire des reprises est aussi une revendication éco-responsable ». De plus, tout CDN qu’il soit et malgré un taux de remplissage exceptionnel de 91%, il accuse la baisse de 150 000€ de la Région en 2022 non rectifiée en 2023 qui rogne sur ce que l’on appelle couramment la "marge artistique" (ce qui reste dédié à la création de spectacle quand tout le fonctionnement du lieu est payé) - d’ailleurs ce n’est pas une « marge » mais le « centre » d’une maison selon Jean Bellorini d’autant plus qu’un CDN a pour mission première la création. Avec la stagnation du financement des autres tutelles et l’inflation, peut-être que « cette marge artistique n’existera plus, on n’en est pas loin » disait encore le metteur en scène qui applique exclusivement à lui-même cette politique de reprise avec le retour, en ouverture de saison, de Tempête sous un crâne (sept), son premier spectacle très remarqué, 15 ans après ses débuts à la Cartoucherie de Vincennes, puis Vie et mort de madame Hollunder (janv-fev). L’été prochain, il est invité au château de Grignan pour L’Histoire d’un Cid.

Cette décélération se constate aussi aux Célestins avec 269 levers de rideaux contre 338 la saison dernière et 37 spectacles soit 8 de moins. Et les coproductions ont le vent en poupe à Lyon et Villeurbanne qui prennent donc le risque de programmer pour moitié des spectacles qui n’existent pas encore. C’est le cas, aux Célestins, de Avant la terreur (mai) d’après le Richard III de Shakespeare notamment. Et jamais son metteur en scène, qui se consacrait plutôt au cinéma ces dernières années, Vincent Macaigne, n’était venu à Lyon ! Immense étrangeté enfin réparée pour celui qui sème chaos et débordement sur les plateaux avec un talent souvent insolent, parfois prétentieux, toujours sans retenue. Le théâtre à l’italienne de la Presqu’île, dont la rentrée se fait avec Pierre-Yves Lenoir seul aux commandes depuis cet été puisque Claudia Stavisky, qui aura officié durant 23 années, a été rattrapée par la retraite, va faire la part belle à des artistes plutôt nouveaux sur les scènes comme Marion Siéfert, celle qui murmure à l’oreille des ados, avec son Daddy sur le phénomène de drague de très jeunes filles sur internet et les sugar daddy ou encore la si étincelante comédienne Suzanne de Baeque (notamment dans La Seconde surprise de l’amour sous la houlette d’Alain Françon) qui se lance dans la mise en scène de Tenir debout sur les coulisses de l’élection de miss Poitou-Charentes 2020. Les artistes associés devront encore nous convaincre car l’humour, malgré un savoir-faire visuel et ingénieux indéniable, de Christian Hecq et Virginie Lesort, est encore à démontrer ; leur Mouche était lourdaude mais ils seront là avec la reprise de 20 000 lieues sous les mers (mai) dédié au jeune public ; Ambre Kahan se lance à nouveau dans un projet ambitieux et très intriguant – l’adaptation de L’Art de la joie (actes 1 et 2) de Goliarda Sapienza  après son très chic et pas assez dark Ivres ; le Munstrum vient pour un triplé, le très ampoulé 40° sous zéro (fév), un Mariage forcé que nous n’avons pas vu (avril) et le très épuré Possédés d’Illfurth (mars)  qui repose quasi entièrement sur les épaules (solides !) de Lionel Lingelser dans un solo autobiographique qui lorgne vers le fantastique. Enfin, Tatiana Frolova ne cesse de nous éclairer avec brio sur sa Russie. Réfugiée politique avec des membres de sa troupe des Knam, elle poursuit son œuvre de théâtre documentaire avec Nous ne sommes plus… (oct). Et puis, comme bien souvent désormais, le spectacle de la cour d’honneur d’Avignon fait escale aux Célestins. Le Welfare de Julie Deliquet (la deuxième metteuse en scène dans la Cour depuis la création du festival en 1947 !) est fidèle à elle-même : sans esbrouffe mais avec rigueur, ne refusant pas un rythme lent, elle montre les petites gens, fait toute la place à ces sans-abris sans excès de lumières et d’artifice, ce qui est la composition première du Starmania épuisant de Thomas Jolly qui repassera par Lyon pour 6 dates à la LDLC Arena en octobre... 2024.

Reprises !

Des reprises à foison disions-nous. C’est le théâtre de la Croix-Rousse qu’elles sont reines à commencer par le Saïgon (oct) de Caroline Guiela Nguyen, moins larmoyant et plus intéressant que Fraternité qui lui succéda mais qui dit la méthode de la nouvelle directrice du TNS : des récits entièrement axés sur l’émotion jusqu’à l’asphyxie. Mais c’est la fidélité à Pauline Bayle entamée avec les très subtiles Illusions perdues que l’on retient (trois spectacles dont la nouveauté Ecrire sa vie (mars), très mal accueillie à Avignon et que nous n’avons pas vue) ou celle de Johanny Bert, Hen (mai), son cabaret queer.  Mais ce qui intrigue est le Hamlet (oct) venu du Pérou et ce qui nous a déjà convaincu, hautement, est le Home (avril) de la Belge Magrit Coulon, qui nous mène avec des petits vieux en Ehpad – leurs gestes ralentis, maladroits voire sales, sont exécutés avec une grande finesse. Très beau travail déjà présenté à Saint-Fons l’an dernier. Ça revient. Tant mieux !

Créations, co-productions, reprises… « Les reports sont terminés » ainsi que nous l’affirmaient Eric Massé et Angélique Clairand avant l’été. Les directeurices du Point du Jour continuent à mener leur barque habilement, ancrant solidement ce théâtre dans le quartier et la ville, emmenant les spectacles en "nomade", au plus près de tous les publics. Même si parfois l’effet médiatique, voire de mode, l’emporte sur la pertinence du propos comme cela a pu être le cas notamment avec Eva Doumbia l’an dernier, le duo dessine un théâtre solide et cohérent où se trouve cette saison 58 % de créations alors que ce n’est pas sa mission première parmi lesquelles 14 juillet (janv) le stupéfiant et très court roman d’Eric Vuillard adaptée par la Clermontoise Rachel Dufour qui interrogera, précisément en version nomade, ce que peut être la révolution aujourd’hui ou Le Prix de l’or du roumain Eugen Jebelau (mars) sur la danse sportive. La lyonnaise Catherine Hargreaves fera son retour sur les plateaux avec un projet très intime mené depuis des années, Back to reality (mars et à La Mouche le 13 mars) qui va questionner le handicap de sa propre sœur.

Essais

Avec sa compagnie justement, "sept sœurs", elle sera aussi présente au TNG avec Sirène 2428 (janv-fev) d’Adèle Gascuel, un récit futuriste d’après Donna Haraway, donné au Ciel, ce nouveau lieu tellement prometteur qui ouvre ses portes à la rentrée, faisant suite au NTH8. Le TNG lui prend place dans ses deux salles des Ateliers-Presqu’île et hors les murs de la grande salle de Vaise en rénovation au moins jusqu’à la rentrée 2024. La programmation placée sous le sceau du rire et de la joie avec des spectacles souvent courts (1h) qui s’annoncent percutants comme le Lullaby for scavengers (janv) de l’Anglais Kim Nobles ou La Force de la farce (déc) de François Herpeux et Guillaume Bailliart sur un comique qui tente de sauver l’humanité. Et il en faudra de la force et du rire pour dépasser la violente et totale (149 000€) coupe budgétaire de la Région à l’encontre de ce CDN ce printemps au seul motif que son directeur, Joris Mathieu a dénoncé les « dérives autocrates manifestes » de sa présidence.

À proximité le théâtre Jean-Marais de Saint-Fons sera lui aussi hors les murs cette saison pour travaux mais accueillera le délicat travail de Lise Chevalier La Visite (mars), créé aux Clochards célestes l’an dernier. Le centre culturel Charlie Chaplin de Vaulx-en-Velin va célébrer ses 40 ans et la Renaissance d’Oullins sera aux mains de Gérard Lecointe pour la dernière fois. En janvier, ce percussionniste laissera sa place après dix années rigoureuses et éclectiques. Il a notamment cette saison invité le photographe et metteur Cédric Roulliat pour créer Et maintenant chers spectateurs (mars), une comédie stylisée avec une vedette des Trente Glorieuses. À Villefranche, Antoine Gariel prend les rênes du théâtre municipal dès maintenant après le départ d’Amélie Casasole à la Scène nationale de Nîmes. Il s’entoure de Laurent Brethome, Myriam Boudénia et François Hien. Enfin, les deux principales scènes découvertes lyonnaises, L’Elysée et les Clochards célestes continuent de travailler à accompagner de jeunes compagnies qu’il faudra aller rencontrer tout au long de de l’année, notamment lors du festival Azimuts en janvier. Mais là encore, il est question de faire un peu moins mais beaucoup mieux. Martha Spinoux, directrice de la salle des Pentes a choisi de proposer une saison moins dense en conservant une semaine par mois sans spectacle afin que les artistes puissent travailler au plateau. Terminé l’époque d’occupation de tous les espaces simultanément afin que par exemple, les deux artistes associées à ce lieu, Chloé Bouiller et Lucile Lacaze,   puissent émerger pleinement. Un peu à l’écart du centre-ville, la compagnie Superlune (Joséphine Chaffin et Clément Carabédian), qui connait bien les Clochards, passera avec Vive, au théâtre Théo Argence (fev) et au Toboggan (mars).

Et difficile de terminer ce panorama, forcément très lacunaire, sans se réjouir du retour du festival Sens interdits, la dernière édition mais pas le dernier festival piloté par son fondateur, l’infatigable Patrick Penot. Milo Rau, Viripaev, Frolova … toute l’urgence du monde sur des plateaux. On vous explique tout en page 21. C’est peut-être même par là qu’il aurait fallu commencer tant ce théâtre brûle les yeux et réchauffe les cœurs.

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