Temps de travail effectif, la Cour de cassation persiste et signe

Par Me Nadia Raisson-Momet, avocate au Barreau d’Annecy / Depuis près d’un an maintenant, sous l’impulsion de l’Europe, la Cour de cassation a durci drastiquement les règles en matière de temps de trajet et de temps d’astreintes des salariés, faisant désormais encourir un « nouveau » risque pour les entreprises qui devront nécessairement adapter et revoir leurs pratiques si elles ne veulent pas se trouver en difficulté.

Ainsi, dans la droite ligne d’un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) du 9 mars 2021, la Cour de cassation a revu les règles antérieurement applicables en matière de temps de trajet et d’astreintes des salariés.

La CJUE estime en effet que les notions de « temps de travail » et de « période de repos » constituent des notions de droit de l’Union européenne, qu’il convient de définir selon des caractéristiques objectives uniformes, sans que les États membres ne puissent adopter de positions distinctes.

Les États membres ne sont donc plus supposés pouvoir déterminer unilatéralement la portée de ces notions, et encore moins subordonner à quelque condition ou à quelque restriction que ce soit les périodes de travail des salariés. Message reçu cinq sur cinq par la Cour de cassation !

Temps d’astreinte ou temps de travail ?

Dans une première décision rendue le 26 octobre 2022 dernier, et au contraire de ses positions prises antérieurement, la Cour de cassation décide que des périodes qualifiées de périodes d’astreinte n’en sont pas nécessairement.

Dans cette première affaire, le salarié invoquait le court délai d’intervention qui lui était imparti dans le cadre de son astreinte pour se rendre sur place après l’appel d’urgence de l’usager.

La Cour de cassation estime que les contraintes imposées au salarié et notamment ce court délai d’intervention imposé l’empêchent d’être libre de son temps par ailleurs et de s’adonner à ses occupations personnelles pendant la durée de son astreinte. Il doit donc s’agir d’un temps de travail effectif, rémunéré comme tel par son employeur, et non plus un temps d’astreinte qui n’impose que la fixation d’une compensation au travailleur concerné.

Temps de déplacement ou temps de travail effectif ?

Le mois suivant, la Cour de cassation enfonce le clou dans un arrêt du 23 novembre 2022. Par cet arrêt, la Cour modifie sa position antérieure et considère désormais que le temps de trajet « domicile-premier client » et « dernier client-domicile » d’un salarié itinérant peut être du temps de travail effectif.

Là aussi, elle s’inscrit dans la droite ligne de l’arrêt précité de la CJUE.

Dans cette affaire, un salarié itinérant devait en conduisant, pendant ses déplacements, grâce à son téléphone portable professionnel et son kit main libre intégré dans le véhicule mis à sa disposition par la société, être en mesure de fixer des rendez-vous, d’appeler et de répondre à ses divers interlocuteurs, etc.

Il sollicitait des juges la résiliation judiciaire de son contrat aux torts de son employeur et réclamait à cette occasion le paiement d’heures supplémentaires liées à ses temps de trajet. Les juges du fond le lui avaient accordé, ce qu’avait contesté l’entreprise. L’entreprise évoquait notamment le fait d’avoir respecté la loi.

En se fondant sur l’article L.3121-4 du Code du travail qui, rappelons-le, prévoit que « Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas un temps de travail effectif », l’entreprise estimait que le temps de déplacement professionnel du salarié, pour se rendre de son domicile aux lieux d’exécution du contrat de travail, n’est pas du temps de travail effectif et n’ouvre droit qu’à une contrepartie financière ou en repos s’il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail.

Avec cet arrêt du 23 novembre 2022, la Cour de cassation modifie sa position antérieure et considère que les dispositions du Code du travail doivent désormais être interprétées à la lumière des règles européennes.

Elle juge donc désormais que, lorsque les temps de déplacements, accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients, répondent à la définition du temps de travail effectif telle qu’elle est fixée par l’article L. 3121-1 du Code du travail, ces temps ne relèvent pas de la notion de temps de trajet au sens de l’article L. 3121-4 du même code.

En l’espèce, la Cour de cassation estime que le salarié n'était pas libre de ses occupations pendant ce temps de trajet, il devait se tenir à la disposition de l'employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles.

Ce temps certes de déplacement doit donc désormais lui être rémunéré comme un temps de travail classique. La Cour de cassation confirme logiquement le rappel d'heures supplémentaires.

Trois nouveaux arrêts en faveur du salarié itinérant

Quelque temps après, dans un arrêt du 1er mars dernier, la Cour fait application de sa nouvelle jurisprudence, toujours s’agissant d’un salarié itinérant (en l’espèce un technicien de maintenance) pour lequel elle relève qu’il était soumis lors de ses déplacements à un planning prévisionnel pour les opérations de maintenance et que, pour effectuer ces opérations, il utilisait un véhicule de service dans lequel il était amené à transporter des pièces détachées commandées par les clients. Là encore, elle reproche à la cour d’appel de n’avoir pas analysé si le salarié ne se tenait pas à la disposition de l’employeur pendant les temps de déplacement, ou s'il avait réellement la possibilité de s’adonner à des occupations personnelles. Elle considère une fois encore que les contraintes et directives imposées au salarié étaient très fortes et reproche à la cour d’appel de ne pas avoir recherché si ces trajets devaient être qualifiés de temps de travail effectif et rémunérés comme tel.

La Cour de cassation persiste et signe dans deux arrêts du 7 juin dernier, dans lesquels elle statue sur la qualification du temps de déplacement de deux salariés.

Dans l'un de ces arrêts, la Cour de cassation estime en particulier que le temps de déplacement entre le poste de sécurité situé à l’entrée du site et les bureaux où se trouvent les pointeuses doit constituer du temps de travail effectif. Ces temps de déplacements, quantifiés à 15 minutes, soit une heure par jour, constituaient du temps durant lequel le salarié ne pouvait pas vaquer librement à des occupations personnelles, en raison de contraintes qui pesaient sur lui.

Il avait l’obligation de pointer et de se soumettre à des contrôles de pratiques dès son entrée sur le site en présence même de brigade d’intervention. Il devait ensuite respecter un long et minutieux protocole de sécurité pour arriver à son poste de travail (notamment attendre une navette qui l’emmenait sur son poste de travail), outre respecter le règlement intérieur qui pouvait entraîner la prise de sanctions disciplinaires.

Face à ces contraintes, la Cour de cassation estime que le salarié était là encore à la disposition de l’employeur et se conformait à ses directives, sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles. Sa demande en rappel de salaire pour heures supplémentaires pouvait donc être légitime.

Quels impacts pour les entreprises ?

La qualification de temps de travail effectif dépend donc bien désormais du degré de latitude laissé au salarié pendant le temps de déplacement. Le temps de déplacement professionnel n’est pas, en soi, du temps de travail effectif, sauf si le salarié est tenu de se conformer aux directives de l’employeur, sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles. La plus grande vigilance est désormais de mise, certes concernant les salariés itinérants, mais pas uniquement ! Ces arrêts auront nécessairement des conséquences importantes pour les entreprises qui pourront avoir à payer des temps de déplacement qui ne l’étaient pas jusqu’alors. Observons que ce « nouveau » risque concerne avant tout les salariés dont la durée du travail se décompte en heures et non en jours. Néanmoins, il nécessite que les entreprises revoient leurs pratiques et les adaptent (révision des accords collectifs, précisions dans les contrats de travail…) si elles ne veulent pas se trouver en difficulté à l’avenir.

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