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À l'insu de mon plein gré : de la preuve déloyale
Publié Lundi 22 avril 2024
Me Denis Balthazard, avocat au Barreau d’Annecy / La Cour de cassation, réunie en séance plénière le 22 décembre 2023, a décidé que dans un procès civil, une preuve obtenue ou produite de manière illicite ou déloyale n’est pas nécessairement écartée des débats. Le juge civil doit mettre en balance droit à la preuve et droits antinomiques en présence.
Jusqu'à une époque récente, les juges civils, et notamment les conseils de prud'hommes, considéraient qu'un moyen de preuve obtenu de manière illicite devait nécessairement être écarté. Mais, dès 2016, la Cour de cassation admettait que, lorsque des éléments de preuve révélaient des faits relevant de la vie privée, ce qui aurait dû justifier de les écarter, la protection due à ce titre devait être conciliée avec le droit à la preuve. Le juge était donc invité à vérifier si l’atteinte à la vie personnelle était justifiée au regard du droit à la preuve.
Le droit à la preuve et le principe de loyauté dans l’administration de la preuve
Au cours d’un procès, tout justiciable a le droit de produire des éléments de preuve, la preuve est libre, elle peut être apportée par tout moyen. La liberté de la preuve n’est cependant pas sans limite : elle doit être licite, ce qui recouvre le principe de loyauté dans l’administration de la preuve et le droit au respect de la vie privée.
C’est ainsi qu’en 2008, était jugée une affaire dans laquelle un employeur s’était assuré le concours d’un huissier qui avait organisé un montage en faisant effectuer, dans les différentes boutiques et par des tiers qu’il y avait dépêchés, des achats en espèces puis en procédant, après la fermeture du magasin et hors la présence de la salariée, à un contrôle des caisses et du registre des ventes. La Cour de cassation avait considéré que, si un constat d’huissier ne constitue pas un procédé clandestin de surveillance nécessitant l’information préalable du salarié, il est en revanche interdit à cet officier ministériel d’avoir recours à un stratagème pour recueillir une preuve. Elle a consacré ce principe ancien de loyauté dans l’administration de la preuve dans un arrêt du 7 janvier 2011, en réaffirmant qu’une juridiction civile ne peut fonder sa décision sur des enregistrements de conversations téléphoniques opérés à l’insu de l’auteur des propos : « La justice doit être rendue loyalement avec des preuves recueillies et produites d’une manière qui ne porte pas atteinte à sa dignité et à sa crédibilité ».
Depuis 2016, elle a donc infléchi sa position jusqu’au 22 décembre 2023, où elle était saisie pour deux affaires. Dans la première, un salarié avait été licencié pour faute grave sur la base d’un enregistrement clandestin dans lequel il aurait refusé de communiquer à son employeur le suivi de son activité commerciale. Dans la seconde, la preuve administrée l’avait été à partir du compte Facebook resté ouvert sur l’ordinateur d’un salarié, permettant à son employeur de lire le contenu d’un échange, dans lequel le titulaire du compte dénigrait un collègue dont il attribuait la promotion à l’orientation sexuelle supposée. Le salarié avait été licencié pour faute grave.
Dans ces deux affaires, les cours d’appel avaient jugé que les preuves étaient déloyales et donc irrecevables. Les employeurs ont chacun exercé un pourvoi en cassation et, compte tenu de la question de principe posée, les affaires ont été renvoyées devant l’assemblée plénière.
Dans la deuxième affaire, la Cour de cassation a jugé que la question de l’admissibilité de la preuve ne se posait pas. En effet, un salarié ne peut être licencié pour un motif relevant de sa vie personnelle que si celui-ci constitue également un manquement à ses obligations professionnelles, en l’espèce inexistant. La haute juridiction a considéré que la conversation privée sur Facebook n’avait pas vocation à être rendue publique et ne pouvait pas s’analyser en un manquement du salarié aux obligations découlant de son contrat de travail.
C’est la première affaire qui opère un revirement en ce qui concerne la moralité de la preuve : la cour observe que ce principe conduit à entraver la preuve de certains faits, qui, au nom de cette moralité probatoire mais au mépris du droit à la preuve, ne peuvent Être établis. La cour met en balance la loyauté de la preuve avec le droit à la preuve.
Preuves déloyales et preuves illicites
Elle souligne également que la loyauté de la preuve n’est requise ni par la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) ni en matière pénale.
En effet, la CEDH a estimé dès 1988 qu’une preuve illégale ne peut être écartée de manière catégorique si cette preuve n’est pas la seule versée aux débats et que d’autres éléments viennent confirmer cette preuve. Elle réaffirme sa position en 2021 : « les éléments de preuve même illicites sont admis dès lors que la procédure dans son ensemble conserve un caractère équitable ».
L’exigence de licéité de la preuve suppose de vérifier la proportionnalité de l’atteinte portée aux droits de la personne à l’encontre de laquelle elle est administrée. Ainsi une preuve obtenue de manière loyale, sans user d’un stratagème, pouvait être jugée illicite en raison de son contenu, lorsqu’elle portait atteinte à la vie privée de la personne. C’était notamment le cas de la vidéosurveillance.
Même si les salariés et les représentants du personnel (CSE) avaient, comme il se doit, été informés préalablement à la mise en place d’un dispositif de contrôle de leur activité, il était jugé qu’une caméra filmant de manière constante dans le local où le salarié travaille, portant ainsi une atteinte à sa vie personnelle disproportionnée au regard de l’objectif de sécurité des personnes et des biens, était illicite.
La Cour de cassation opérait un contrôle de proportionnalité entre le droit au respect de la vie privée d’une partie et le droit à la preuve de son adversaire. Elle admettait une preuve attentatoire à la vie privée à deux conditions cumulatives : la preuve illicite devait être indispensable au droit à la preuve et l’atteinte portée à la vie privée proportionnée aux intérêts antinomiques en présence.
C’est ainsi qu’en 2020, elle jugeait qu’un employeur pouvait licencier un salarié pour un message privé sur Facebook, en l’occurrence parce qu’il avait été fourni à l’employeur par un tiers. Les juges ont considéré qu’un message publié à l’intention de l’intégralité de ses amis sur Facebook était une conception trop large de la « sphère privée », surtout que, parmi les amis Facebook de l’employée licenciée, se trouvaient des employés de sociétés concurrentes.
Ainsi, même en droit civil, la loyauté de la preuve n’est plus un principe intangible.
Quelles conséquences pour l’avenir ?
Cette nouvelle jurisprudence est applicable dans tous les domaines : en droit social, en droit commercial ou encore en droit administratif.
La chambre sociale de la Cour de cassation vient d’embrayer, en jugeant le 14 février dernier que la preuve d’une faute, issue d’une vidéosurveillance illicite, peut être recevable si elle est indispensable au droit à la preuve, alors que, saisie une première fois de cette affaire en 2021, elle avait confirmé que ce mode de preuve était illicite car il n’avait pas fait l’objet d’une information préalable des salariés ni d’une consultation du CSE.
L’affaire concernait une pharmacie équipée de plusieurs caméras de vidéosurveillance destinées à la protection et la sécurité des biens et des personnes dans les locaux, mais qui avaient permis à l’employeur de constater plusieurs fautes commises par une salariée (saisie d’une quantité de produits inférieure à ceux réellement vendus, vente de produits à des prix inférieurs au prix de vente, absence d’enregistrement de vente de produits délivrés au client) et ayant motivé son licenciement pour faute grave.
Le contrôle de proportionnalité exercé par la Cour de cassation risque de déboucher sur des solutions contrastées : ici une preuve illicite sera acceptée car constituant le seul mode de preuve disponible, là une preuve licite mais obtenue déloyalement sera écartée, parce que l’atteinte au droit à la vie privée ou à un autre droit fondamental sera jugée disproportionnée.
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