Patrice Béghain, Georges Képénékian et Loïc Graber / Les trois prédécesseurs de Nathalie Perrin-Gilbert, adjointe à la Culture, se prononcent sur l'annonce qui secoue le monde culturel lyonnais depuis quelques heures : la baisse de 500 000€ de la subvention municipale à l'Opéra de Lyon, somme réaffectée à d'autres projets et lieux culturels tels que la CinéFabrique. Magnéto.
Patrice Béghain, adjoint à la Culture (2001-2008) de Gérard Collomb : Je n'ai jamais eu l'habitude de juger publiquement les décisions de mes prédécesseurs ou de mes successeurs, que ce fût quand j'étais DRAC ou adjoint.
Georges Képénékian, adjoint à la Culture (2008-2017) de Gérard Collomb : Nathalie Perrin-Gilbert dit que ce n'est pas une punition. Mais c'est quand même une punition chez elle : elle a eu une telle hargne pendant toutes ces années au sujet du rapport que l'on avait fait sur les frais de Serge Dorny, malgré la mise au point que j'avais essayé de gérer — en reconnaissant qu'il y avait bien eu des anomalies, j'ai travaillé avec Serge Dorny. Mais elle a quelque chose de vengeur.
Loïc Graber, adjoint à la Culture de Georges Képénékian (2017-2018) et Gérard Collomb (2018-2020) : Il y a des problèmes de forme et de fond dans cette annonce. Le premier problème, de forme, c'est la précipitation : la Ville, membre de droit de l'Opéra, ne dit rien en décembre lorsque le budget est voté ; et quelques jours avant le conseil municipal, prend la parole sans la moindre concertation avec les acteurs concernés, sans le moindre dialogue avec les élus — on a quand même une commission culture qui se réunit avant les conseils municipaux — et annonce cette décision de façon autoritaire. Ce qui est assez problématique, pour le respect démocratique de l'opposition, mais aussi pour le respect des acteurs de l'Opéra — le CA de l'Opéra ne comprend pas que des élus, mais aussi des personnalités qualifiées, des membres du personnel... Tout le monde apprend par voie de presse cette décision. En terme de méthode, ça me pose un premier problème.
« Choqué par la brutalité »
Patrice Béghain : La seule chose que je peux dire, c'est que mon souci quand j'étais adjoint était double... Conforter les grandes institutions de diffusion et de création de la Ville dans leurs missions, et les inscrire dans une dynamique d'action culturelle en allant à la recherche volontariste des gens qui, pour des tas de raisons, ne fréquentent pas ces institutions culturelles. Ça a été le sens d'une initiative que j'ai prise — une des choses dont je suis le plus satisfait durant mes sept années de mandat : la Charte de coopération culturelle. Malheureusement, la mémoire des initiatives se perd (rires). C'est un dispositif que l'on avait imaginé avec mon collègue Louis Lévêque à la politique de la Ville, soutenu par l'État et la Région, et qui incitait l'Opéra, le Théâtre des Célestins, l'Auditorium et les musées à mener cette politique très active et dynamique dans la ville.
Georges Képénékian : On dézingue la Maison de la Danse pour son ambition, on va tacler l'Opéra — elle n'a pas taclé la Salle Rameau encore, mais à la première occasion elle le ferait... Je suis profondément choqué par la brutalité, la soudaineté et par cette vision qui relève de la doctrine. Il y a quelques années, je disais que si on enlevait l'opéra de l'écosystème culturel, l'argent qu'on lui donne n'irait pas là où l'on pense, je pourrais le reprendre mot pour mot. Parce que c'est ça qui se passera. Pendant dix ans, j'ai entendu qu'il fallait transformer l'Opéra en transférant l'équipement à la Métropole, parce qu'il n'est pas que pour les Lyonnais. Mais c'est pas simple ! On aurait à réinventer quelque chose, on le ferait autrement — et ça vaut pour les Célestins aussi. Aujourd'hui, ce serait un surcoût de changer le statut de ce truc : il faudrait d'abord reprendre tout le personnel.
Patrice Béghain : Pour ma part, je n'ai jamais opposé le soutien aux institutions de création et de diffusion avec la mission d'élargissement des publics, de conquête et de rayonnement — non pas international, mais local. Je pense que c'est ça le fondement, dans une ville comme Lyon, d'une politique culturelle. Des institutions comme l'Opéra qui existe depuis des décennies, voire des siècles, sont l'ossature de cette politique, mais elles ne peuvent se contenter de jouer dans l'entre-soi et c'est ça la difficulté. Je dois avouer que les gens qui étaient en responsabilité à l'époque — parfois les mêmes qu'aujourd'hui — ont pleinement joué le jeu. Il ne faut pas opposer ces lieux de permanence qui ont de la visibilité devant eux avec le reste de la vie culturelle.
Loïc Graber : Le deuxième problème, c'est la conséquence par effet domino : aujourd'hui la Ville de Lyon retire 500 000€, on sait parce que ça s'est déjà passé que les autres tutelles financières n'attendent que ça pour retirer des billes, notamment l'État, qui cherche des moyens de faire des économies. Donc, on peut très bien imaginer que l'État retire 500 000€ aussi. Je ne sais pas ce que va faire la Région, parce qu'on est actuellement dans un jeu politique. D'autres collectivités peuvent faire la même chose. Au finale, ce ne sont pas 500 000€ que risque de perdre l'Opéra, mais plusieurs millions d'euros — sur un budget certes important, mais qui reste fragile par rapport aux objectifs qu'on lui donne. Cet effet domino est pour moi assez catastrophique.
Georges Képénékian : Et au moment où l'on défend toute la culture, on envoie un message. Où va être la variable d'ajustement ? Parce que l'Opéra ne va pas arrêter de créer, ou alors il va devenir celui de Montpellier, voire de Saint-Étienne, de Nantes... On était l'un des lieux de création internationaux repérés. Et on le faisait avec des moyens infiniment moindre — je ne parle même pas de la Bastille — par rapport à Barcelone ou à La Scala. C'était juste un tour héroïque de Dorny, donc c'est violent pour lui ce qui arrive. On cite beaucoup Schumpeter en ce moment, « la destruction créatrice », mais par moments, quand ça détruit trop, on ne recrée pas. Et dans la culture, où les gens sont à genoux, franchement... C'est bizarre qu'elle-même ait parlé de punition ; on finit par penser que c'est bel et bien ce qu'elle fait.
« En terme de timing, quelque chose de difficilement compréhensible »
Loïc Graber : Le troisième problème est la question de la temporalité : on est en pleine crise économique pour les acteurs culturels, qu'ils soient grands ou petits. Ce n'est pas du tout le moment d'annoncer une baisse de moyens pour un acteur. D'autant plus que derrière, ce n'est pas simplement l'Opéra ou le CA, mais 430 salariés ! Ce n'est pas rien : c'est le plus gros employeur culturel de la Ville de Lyon aujourd'hui et plusieurs dizaines de structures régionales dépendent des créations de l'Opéra. C'est tout un écosystème qui va se retrouver durablement impacté — surtout si d'autres subventions sont également baissées par cet effet domino. Il se trouve que dans le même temps, on a un groupe privé, LDLC, qui annonce une aide de 200 000€ aux acteurs culturels et la Ville qui baisse de 500 000€ son aide aux acteurs culturels... En terme de timing, il y a quelque chose de difficilement compréhensible.
Patrice Béghain : Ces grandes institutions culturelles sont pourvoyeuses d'emplois stables. L'Opéra, c'est plusieurs centaines d'artistes, de techniciens qui ont un savoir-faire, une compétence, qui ne sont pas dans la précarité — et c'est la même chose pour les Célestins et les autres théâtres de la Ville. C'est très important de penser, quand on considère les grandes institutions culturelles, qu'elles sont des lieux d'emplois stables et importants. Il faut être attentif à cette donnée.
« Pas seulement “des coûts”, nom de Dieu ! »
Georges Képénékian : L'Opéra, ça fait vivre combien de personnes ? Ce ne sont pas seulement “des coûts”, nom de Dieu ! Toute la culture, c'est des coûts. C'est le plus petit budget des opéras européens : avec deux Awards pour le niveau de création de l'Opéra ! Ça relève d'un petit exploit. Serge a initié la présence à Vénissieux, où on voulait faire cette fabrique. Il est le contraire de l'Opéra enfermé sur lui-même : s'il l'a été au début, il a très vite compris qu'il y avait d'autres enjeux. Il a nourri tout ce territoire. Dire que c'est un coût... Bien sûr qu'il n'y a pas beaucoup de gens qui vont à l'Opéra. Mais on n'a qu'à raser Fourvière, aussi : après tout, c'est un coût, comme ça on est sûr que les deux millions de touristes ne viendront plus à Lyon non plus.
Loïc Graber : Ce qui m'inquiète le plus, c'est qu'on apprend dans votre article que ce n'est qu'un début : l'adjointe à la Culture cherche à récupérer à peu près 3M€. On commence par l'Opéra, mais demain, ce sont quelles structures, quels acteurs, qui vont être touchés ? On sait que d'autres vont l'être et c'est assez problématique. Derrière cela, quelle politique culturelle est aujourd'hui portée par la Ville de Lyon ? Derrière l'enveloppe certes importante en termes de subventions donnée à l'Opéra, il y a un ensemble d'actions, d'objectifs auquel il doit répondre — mais on pourrait prendre un certain nombre d'institutions, n'importe quel autre grand équipement culturel. Je pense à tout le travail fait avec les amateurs — qui est une demande de la collectivité à travers la Maîtrise — ; celui fait auprès des autres artistes notamment par le dispositif du Studio, auprès des musiques actuelles avec le Péristyle et l'Opéra Underground, en collaboration avec les autres salles — le Marché Gare notamment. Toutes les interventions d'artistes en milieu scolaire qui sont portées par l'Opéra dans les quartiers en politique de la Ville, toutes les actions pédagogiques... Bref, il y a un ensemble d'actions qui répondent aux objectifs que fixe la Ville à ses institutions culturelles, pour lesquelles elle donne des moyens. Or, en supprimant ces moyens, est-ce que cela signifie que l'on supprime ces actions-là ? Je trouve cela complètement aberrant alors que l'on est dans une logique d'une culture inclusive, vers tous les publics, notamment les plus jeunes, les plus éloignés de la culture. Si l'on supprime ou si l'on réduit la part de subventions justement fléchées vers ces actions, ça veut dire qu'on ne veut plus les faire. Aujourd'hui, c'est pour l'Opéra. Demain, si le même choix est fait pour les Célestins, pour l'Auditorium, pour les théâtres en délégation qui mènent aussi une politique d'accès à la culture, ça va vraiment devenir catastrophique en terme de politique publique.
Georges Képénékian : Je pense à tout l'écosystème qui vit de l'Opéra. C'est la création qui souffre en premier, parce qu'on ne peut pas fermer les structures ni virer tout le monde. Il y a 1500 agents de la Ville qui sont dans le monde des institutions culturelles. Dire que l'on va aider les compagnies, je suis d'accord ! Il faut renforcer la part pour les uns et autres. Mais ce n'est pas uniquement parce que l'on va donner de l'argent à une compagnie qu'elle va changer de braquet. Toutes les pistes de recherches ne produisent pas des vaccins. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas le faire, mais il faut arrêter de croire qu'en dézinguant les grands on va favoriser l'émergence des petits. Ce n'est pas qu'une question d'argent.
« Quelle est la politique culturelle conduite à la Ville de Lyon ? »
Loïc Graber : Le cas Opéra est symbolique d'un signal envoyé, je suis très inquiet des conséquences de ce signal pour l'Opéra certes, mais surtout pour tous les autres acteurs culturels qui voient d'un seul coup leur modèle de fonctionnement et leurs objectifs remis en cause. J'attends des explications extrêmement claires et fermes de la part de l'exécutif. Quelle est la politique culturelle conduite à la Ville de Lyon ? Ne plus mettre en avant les institutions culturelles, ne plus leur donner les moyens d'agir au plus près des territoire, des publics et notamment ceux qui sont les plus éloignés. Si c'est ne faire que de l'accueil, de la diffusion de concert et de spectacle, on perd aussi en qualité d'attractivité, de rayonnement et de création de la Ville.
Georges Képénékian : On peut baisser toutes les ambitions, mais Lyon n'a pas vocation à vivre que recroquevillé. C'est parce qu'on décide de régénérer que ça se régénère. Mais je ne suis pas opposé à repenser les principes.
Patrice Béghain : Les choses peuvent être différentes dans une ville autre que Lyon, qui n'ont pas ce réseau puissant et historique. Il me semble fondamental de l'avoir à l'esprit dans une grande ville comme Lyon ce que, me semble-t-il, n'a pas eu la majorité qui administre la ville de Grenoble depuis 2014 — qui elle au contraire s'est livrée à ce que je considère comme un véritable saccage de la politique culturelle. J'espère qu'on ne prendra pas cette voie-là à Lyon, et je ne le pense pas.