Vendredi 30 août 2024 Que se passe-t-il quand on utilise la méthode Coué pour écrire un roman ? Goncourt du premier roman avec Les envolés, Étienne Kern explore la question dans La vie meilleure, paru chez Gallimard.
Littérature : Étienne Kern regarde les hommes tomber
Par Stéphane Duchêne
Publié Jeudi 26 août 2021
Photo : © DR
Étienne Kern
Librairie Descours
ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement
Roman / Sur la toile, sa mort, filmée en direct, a fait le tour du monde et le bonheur macabre des amateurs de Darwin Awards, ce Hall of Fame des morts idiotes. Franz Reichelt aurait pu être l'inventeur du parachute, il n'est que le type qui s'est tué en se jetant de la Tour Eiffel pour tester un prototype. L'auteur Étienne Kern, professeur de lettres en khâgne à Lyon, lui consacre avec Les Envolés un premier roman sensible, bien plus personnel qu'il n'y paraît.
C'est peut-être la première mort en direct de l'Histoire. Même si ce direct ne fut pas, disons, instantané — les images seront diffusées le jour-même par les actualités cinématographiques Pathé. Un type entreprend de s'envoler du premier étage de la Tour Eiffel, attifé d'un prototype de costume-parachute de son invention inspiré de l'anatomie de la chauve-souris et ancêtre du wingsuit. Il s'élance du parapet, imite le vol grâcieux de l'enclume et s'écrase 4 secondes plus tard, 57 mètres plus bas. Fin du game et d'une des plus courtes carrières de l'Histoire de l'aéronautique — même si à l'époque, en matière de ratés aériens et de crashes dans les champs de patates, la concurrence était solide et le tableau d'honneur régulièrement mis à jour.
Le type, c'est Franz Reichelt, un tailleur pour dames autrichien installé à Paris (« un étranger. Pire, presque un Allemand », l'un des innombrables pionniers de l'air, donc — si l'on peut le qualifier ainsi en dépit du fait qu'il n'a pas vraiment volé — à avoir crashé son existence contre le rêve fou de défier l'apesanteur. Une sorte d'Icare du rase-mottes.
C'est en voyant ce film sidérant, tristement disponible sur le Net, que l'auteur Étienne Kern a pris connaissance de l'existence météorique de Reichelt nourrissant immédiatement pour l'intéressé une fascination certaine. Et l'idée d'en faire un livre qui s'est lui aussi, il le confie dans Les Envolés, longtemps heurté sur le sol gelé de l'infaisable.
Il pense un projet à la première personne qui ne décolle pas mais quelque chose le rattrape dans son sujet : le lien qu'il fait avec ses propres turpitudes et de fréquentes angoisses de chutes : « le sol qui s'ouvre, une plaque de neige qui glisse, une barrière qui lâche », « les planchers crevés, les murs qui s'affaissent, les crevasses qui éclatent soudain dans un sol de glace. ».
15 cm
Dans des interludes en italique, l'auteur quitte le récit romancé de la vie de Reichelt et de son invention, pensée pour un concours, pour, d'abord, des adresses à son héros, tirées de photos existantes du tailleur devenu inventeur, puis l'évocation d'autres « envolés » comme il les appelle, des proches qu'une chute brutale lui a enlevé et qui sont sans doute à l'origine de ses fantasmes macabres.
C'est ce qui débloque le processus narratif des Envolés et donne cette belle perspective à un roman sensible qui dresse aussi le portrait de la folie créatrice, de l'inventeur qui en se découvrant une vocation devient invariablement obsessionnel, changeant l'homme ordinaire un chevalier sans peur naviguant aux portes de la folie.
Car quand Reichelt s'élance de la Tour Eiffel en ce 4 février 1912, tout le monde sait qu'il va y rester – évidemment le livre ne ménage aucun suspense sur le sujet, il n'y en a pas. Jusqu'à présent, il n'a fait des essais de son parachute qu'avec des mannequins et tous, sauf un, anecdotique, ont échoué.
Lorsqu'un spécialiste de sa connaissance le lui rappelle, « il a prévu l'objection et n'en a cure : il n'a plus l'intention de jeter un mannequin ». Comme si cela, se jeter lui-même dans le vide, pouvait suffire, en une poussée de pensée magique, à conjurer l'échec programmé et à tromper la mort et les lois de la physique (la surface de son parachute est deux fois trop petite, c'est un fait contre lequel un saut de la foi ne peut aller).
Il s'élance pourtant, non sans quelques hésitations, laissant quand même un vague testament, devant un public qui n'a guère d'autre réaction que d'aller mesurer le cratère laissé sur le sol pourtant gelé du Champ de Mars par l'homme presque volant. 15 cm de profondeur, voilà ce que mesure le rêve d'un Reichelt dont l'invention devait, notez l'ironie, permettre de sauver la vie de ces nombreux fous de l'aéronautique qui au début du siècle dernier n'avaient pas fini de se crasher à qui mieux-mieux.
Étienne Kern, Les Envolés (Gallimard) ; sortie le jeudi 26 août
Rencontre à la librairie Descours le vendredi 10 septembre
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