La Fille d’Albino Rodrigue / Quinze ans après son premier long métrage, Christine Dory signe son retour avec La Fille d'Albino Rodrigue, un film psychologique vénéneux, tiré d'un fait divers, où Émilie Dequenne campe une veuve noire capable de dévorer jusqu'à ses enfants. Conversation à quelques pas des lieux du tournage, aux Rencontres de Gérardmer...
C'est à Gérardmer que vous avez réservé la première projection de La Fille d'Albino Rodrigue, comment l'avez-vous avez vécue ?
Christine Dory : J'ai essayé de dissimuler de mon mieux le fait que j'était terrorisée (rires). Non, j'étais contente. J'ai entendu un peu la salle. C'était une belle salle, un beau public : des exploitants, des journalistes, des gens de Gérardmer...
Pourquoi autant de temps entre votre film précédent Les Inséparables (2008) et celui-ci ?
Ça c'est la question qu'il ne faut pas poser ! (rires) Je sais pas quoi vous dire... Je suis assez paresseuse ? J'écris pas mal pour d'autres. Et puis le temps passe incroyablement vite.
Vous vous êtes inspirée ici d'un fait divers réel ; comment l'avez-vous “recomposé” pour faire fiction ?
Dans l'histoire vraie, il y a deux mères toxiques et les faits divers sont entremêlés parce que les deux femmes ont exploité un pauvre garçon — l'une avait mis un contrat sur son mari, et payé ce gamin pour qu'il le tue. C'était très imbriqué, je les ai donc séparées. En gardant une histoire, j'ai beaucoup simplifié. D'abord, parce que ça se déroulait sur huit ans — ce ne sont pas du tout les mêmes temporalités, il se passe des tas de choses. J'ai aussi supprimé un personnage réel ; bref, j'ai pris mes aises par rapport à l'histoire. J'ai gardé le fait que le père était un type assez connu dans le milieu de la brocante, la mère-fille ; le fait qu'elle a fait tuer son mari et que son fils était déjà mêlée à une sale histoire — là, j'en ai fait un braquage. Je n'ai pas trouvé beaucoup d'éléments réels mais je savais qu'au procès, tous les journalistes avaient dit qu'ils n'avaient jamais vu une mère se comporter de cette façon. En général, aux procès, les mères couvrent leur gamin. Elle, non.
Comment votre film va-t-il être perçu par la jeune fille de l'histoire originelle ?
J'ai toujours pensé qu'elle ne le verrait pas ; même si j'ai changé énormément, il y a quand même une possibilité qu'elle se reconnaisse. Je sais qu'elle a changé de nom, de région pour se protéger... Elle a peur de son frère.
Le rôle du père, Albino Rodrigue est un peu ingrat : Philippe Duquesne n'apparaît pas à l'image...
En fait, il y avait tout une partie du tournage avec le personnage d'Albino Rodrigue mais on a tout supprimé au montage... En plus, il avait appris une chanson en portugais. Il a été super sympa parce que c'est pas facile à encaisser.
Pourquoi ce tournage en Grand-Est ?
Il y a une raison. À la base, je voulais tourner chez moi, en Rhône-Alpes, dans un banlieue de Saint-Étienne, dans la vallée du Gier vers le Chambon-Feugerolles. Et il se trouve que Commission Rhône-Alpes était après la Commission Grand-Est. Comme on avait eu le soutien, on n'avait plus le droit de déposer en Auvergne—Rhône-Alpes. Mais je savais que j'allais trouver les mêmes décors en Grand-Est : ceux où l'on peut ressentir une certaine France abandonnée par les pouvoirs publics, par la politique. Un décor assez désolé où l'on voit vraiment les vestiges de la société industrielle qui existait et qui a fait espérer les gens. Pour moi, les personnages de mon film appartenaient à ce monde. Je voulais que soit le paysage qui infuse qu'il les marque — et pas rentrer dans du “social”.
Justement, quand on dit social au cinéma, on pense presque obligatoirement aux Dardenne. Alors, quand on voit Émilie Dequenne avec une fille de 16 ans, on pense à Rosetta — personnage qui peut très mal tourner, et qui pourrait devenir cette mère que vous décrivez...
C'est pas bête, je n'y avais pas du tout pensé. Jamais — c'est vrai ! Pour moi, Émilie, c'est l'équivalent en chair humaine de ce paysage. Elle vient d'une région comme ça en Belgique. C'est l'anti-sophistication au possible et j'adore ça chez elle. La droiture de jeu, elle est comme ça... Et pour ce rôle où elle ment tout le temps, elle est en permanence au bord du gouffre mais elle ne tombe pas : elle a un esprit d'à-propos incroyable.
Votre film est film policier sans l'être vraiment, un thriller sans en être un et vous glissez en plus de faux moment de suspense : il y a notamment une séquence d'autostop où Rosemary arrive dans un routier où elle échange avec un motard. On suppose qu'il va se passer quelque chose...
En fait, il se passait quelque chose, il y avait une scène. C'était une scène que j'avais pompée à Agnès Varda dans Sans toit ni loi où Sandrine Bonnaire entre dans un café et un mec lui offre un sandwich. Comme la scène n'était pas très bien filmée, je l'ai enlevée. Et ça devient plus équivoque.
Quand vous avez dit à votre chef déco et à votre accessoiriste qu'ils devaient créer un intérieur de brocanteur, quelle a été leur réaction ?
Ils n'avaient pas peur ! On a regardé pas mal de photos — j'en avais fait aux Puces du Canal à Villeurbanne, de trucs posés les uns sur les autres. Pour la maison, on a dû faire les repérages en deux fois : on a trouvé les décors. Ensuite, il y a eu le Covid, le film s'est arrêté pendant un an. Et on a recherché des décors parce que ceux qu'on avait trouvés avaient été vendus. Il a fallu recommencer. Mais j'étais contente de la maison : elle est belle, filmégénique, agréable à filmer ; il y a beaucoup de circulation. La vue par la fenêtre est super belle.
Prenez-vous plus de plaisir à écrire ou à tourner ?
À filmer. J'adore le tournage. L'amusement de mettre en scène, trouver le plan... Je découpe un petit peu en avance — mais en gros, les actes. Les modes de production qui sont les nôtres sont tels qu'on n'a pas tellement le loisir de faire autrement ! On n'a pas le CNC, on n'a pas d'argent. Donc on bricole, on prépare tout ce qu'on peut préparer...