La Vérité si je mens

Portrait / Guillaume Herbaut renouvelle la pratique du photo-reportage, depuis la dernière campagne de Lionel Jospin, jusqu'à des lieux "chargés d'histoire" : Auchwitz, Nagasaki ou Tchernobyl. Une façon de confronter document, fiction, passé et subjectivité. Jean-Emmanuel Denave

Né en 1970, Guillaume Herbaut fait partie de cette génération de photographes apparue en pleine capilotade du photo-reportage (supplanté d'abord par la télévision, puis par des images numériques en flux continu et livrées quasiment en temps réel). Cette crise existentielle du photo-journalisme dépasse le seul problème économique, et pose ceux de ses usages, de ses "supports" de publication et de sa soi-disant objectivité. Avec pour premier effet, un déplacement, voire un effacement, des frontières entre l'art et l'information : les photographies de presse occupent maintenant les cimaises des galeries, ou se publient dans des ouvrages luxueux. Et pour second effet : la naissance d'une myriade de nouveaux positionnements. Certains photographes optant aujourd'hui pour la photographie d'histoire comme il existait autrefois une peinture d'histoire (Luc Delahaye, Georges Mérillon), d'autres montrant le monde à travers le prisme d'une subjectivité écorchée vive (Antoine d'Agata, Michael Ackerman), d'autres encore poursuivant une "esthétisation" à outrance de la misère (Salgado), ou explorant le doute et les temps faibles du réel (Raymond Depardon)... Guillaume Herbaut, lui, se revendique "photo-journaliste", publie dans la presse (Libération, Le Monde 2, Elle, Paris-Match...), édite des livres, expose dans des centres d'art (le Jeu de Paume à Paris), tentant de mêler son travail personnel et son travail directement lié à la presse. " J'ai été marqué par Depardon, par les grands photographes de guerre, par toute l'histoire du photo-journalisme, pour m'en séparer. J'essaie néanmoins de m'effacer et de mettre mon sujet à l'honneur. Mon but est de raconter des histoires comme je l'entends, de toucher un public le plus large possible et de rester indépendant. Aujourd'hui c'est de plus en plus difficile ".Lionel Jospin refouléGuillaume Herbaut est donc un photographe hybride, "à la frontière du document et de la mise en scène", de l'art et du regard sur le monde. Il aime à rappeler que le photo-journalisme, selon lui, "c'est d'abord raconter des histoires, mais toutes ces histoires sont vraies". Pour ses reportages, il construit à l'avance une sorte de story-board et effectue un long travail de préparation : "Pour ma série sur Nagasaki, j'ai beaucoup lu, même des mangas, j'ai écouté de la musique ; je nourris et fais travailler mon inconscient avant de partir". Conteur du réel, Herbaut est aussi un dénicheur de hors-champ et un empêcheur de photographier en rond. Suivant la campagne présidentielle de Lionel Jospin pour Libération, il choisit délibérément d'enregistrer son "refoulé" : la grosse machinerie de communication qui l'entoure, quelques tracts traînant par terre, ou encore ce public réduit à la portion congrue lors d'un meeting de Jospin dans le Nord, fief de la gauche (cliché pour le moins prémonitoire !). À Nagasaki, il parvient à trouver ces fameuses poubelles où l'on jette des fœtus... Contre l'embellissement humaniste du reportage traditionnel, il prend parti, aussi, pour le poil à gratter : "Je pense qu'il faut donner mauvaise conscience. Si j'ai mauvaise conscience quand je photographie, je me dis que je suis sur la bonne voie. Et j'espère que ça va déranger les lecteurs. Je fais de la photographie pour poser des questions, je ne donne aucune réponse", déclarait-il récemment à la revue en ligne PeauNeuve. Ce passé qui ne passe pasDepuis 2002, Herbaut poursuit un "work in progress" intitulé "Fractures" qui rassemblera sept séries d'images au total. Cinq ont déjà été réalisées (celles exposées au Bleu du Ciel actuellement) : cinq lieux de fracture, cinq lieux marqués par la petite histoire du photographe (la première série montre l'appartement de sa grand-mère juste après son décès) ou par la grande histoire (Nagasaki, l'Albanie des vendettas, Tchernobyl, Auschwitz). "Il s'agit de voir des lieux chargés d'histoire, et de voir comment on vit avec le passé sur les épaules, comment on digère tout ça". Ce "on" incluant à la fois les gens sur place, mais aussi et surtout nous-mêmes. Des images terribles (celles des conséquences physiques de la bombe atomique sur la population actuelle de Nagasaki) alternent avec des images "banales" où "l'horreur est dissoute dans le quotidien" (des paysages apparemment tranquilles de Tchernobyl, en réalité totalement irradiés), ou encore avec des images ambiguës et glaçantes : comme ce portrait de Miss Auschwitz ! "J'ai pris cette photo comme on fait une série de mode, dans une cour d'hôtel. L'idée de ce travail à Auschwitz était : on est à Auschwitz avec un million de morts et, aujourd'hui, 40 000 habitants qui s'agrippent à dire que tout est normal, comme nous aussi. Il y a là-bas une fracture historique qui nous traverse nous-mêmes tout aussi bien... Il y a là-bas un inconscient historique lourd : comment fait-on alors pour faire du sport, faire l'amour... " Herbaut dérange le regard jusqu'au malaise le plus profond, prête le flanc aux controverses, arpente le hors-champ de l'histoire comme celui du présent. Au "Tu n'as rien vu à Hiroshima" de Marguerite Duras, il répond dans une interview : "quand on veut vraiment regarder les choses, on voit tout".

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